Bien/mal acquis ne profitent jamais


le jeu du bien et du malQu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que le mal ? Je serais tentée de dire qu’il s’agit d’une classification purement religieuse entre ce qui est ou n’est pas acceptable pour la morale de la religion en question ou plus généralement du système de croyances (y compris non religieux) qui a généré la classification. Le péremptoire, l’absence d’argumentation, est également criant dans le « c’est bien/mal » vite asséné aux enfants par des parents fatigués ou mal préparés, comme il l’est aux populations par des états paresseux et/ou totalitaires, pour formater sans expliquer.

Le bien et le mal en tant que tels n’existent, ne peuvent exister, que dans la foi. Or la croyance relève du privé et ne saurait être à la base d’une décision de justice dans un pays laïc. Peut-être la justice en est-elle consciente, d’ailleurs, lorsqu’elle nous parle de « discernement » sans nous préciser explicitement que c’est effectivement entre le bien et le mal que les capacités de discernement sont scrutées. Reste que nous entendons tous ces mots, distinctement, entre les lignes.

Mais de quoi s’agit-il, exactement ? En bonne obsessionnelle de la linguistique que je suis, je vais encore une fois pinailler sur le choix des mots. Certains (dont Spinoza, si je suis correctement informée) auraient préféré aux termes de « bien/mal » ceux de « bon/mauvais », substituant à l’idée d’une valeur absolue, nécessairement religieuse, celle d’un effet sur le réel, avec des causes et des conséquences. Ouf, on commence à respirer ! La loi ne tombe plus du ciel, elle a une raison d’être, humaine. Mais je crois que le problème n’est pas uniquement lexical, je pense qu’il est aussi grammatical. Les termes « bon/mauvais » suggèrent davantage que leurs cousins le « pour […] » qui doit les suivre (bon pour, mauvais pour). Seulement, il n’est pas suffisant de le suggérer, il me paraît vital de l’expliciter. Bon, bien, mal ou mauvais, en soi, aucun intérêt, si l’on ne peut commencer à s’interroger sur le « pour qui », « pour quoi » et bien sûr « pourquoi ».

Si nous, « justiciables », nous contentons de mémoriser sans analyser ce qui est bien ou ne l’est pas, la distinction sera ancrée avec une terrible fragilité dans notre esprit, comme une liaison chimique faible, qui pourra être rompue très facilement par l’intervention d’un autre facteur. Et voilà le discernement altéré, ou même aboli. L’ancrage, même s’il ne peut être indéfectible, sera néanmoins infiniment plus solide si, au lieu de mémoriser, nous arrivons par nous-mêmes à la distinction entre le bénéfique et le néfaste, par la réflexion.

En clair, tuer n’est pas mal parce qu’un dieu, un gourou, un état ou un code pénal m’affirme que c’est mal. Tuer est une extrêmement mauvaise idée parce que je souhaite vivre dans une société qui ne soit pas barbare, où chacun ne craigne pas pour sa vie à chaque instant, parce que de vie nous n’en avons qu’une. Il n’y a pas de sacré là-dedans, il n’y a que du bon sens.

Autre problème inhérent aux concepts de bien et de mal : l’invariabilité présumée. On comprend que les religions, ne pouvant réécrire leurs textes sacrés comme on amende un code de justice ou une constitution, soient contraintes d’accepter l’invariabilité des préceptes qui ont vu le jour dans leur jeunesse. (Si ça marche assez bien pour le « tu ne tueras point », ce n’est pas sans poser quelques problèmes lorsqu’il s’agit de s’accommoder des avancées de la science, mais chacun ses emmerdements.) L’invariabilité n’existe plus dès lors qu’il s’agit d’une morale laïque. Elle n’existe pas géographiquement, tant il est évident que la morale n’est pas une entité uniforme sur notre planète. Elle n’existe pas non plus chronologiquement, puisque les valeurs morales d’une époque n’appartiennent qu’à cette époque. Mais pour aller plus loin encore, elle n’existe pas même intrinsèquement, en un temps et un lieu donné. L’exemple le plus souvent cité, parce que le plus simple sans doute, étant celui du mensonge qui, selon les circonstances, selon ses conséquences, pourra être considéré soit comme un mal soit comme un bien. Certains diraient « comme un mal nécessaire ». Et une fois de plus, ceux-là nous ramènent à une vision binaire et fondamentalement irrationnelle de la morale. Aucun acte individuel n’a de polarité morale invariable dans l’absolu, hors d’un contexte. Le mensonge n’est pas mal en soi, il est mauvais quand il est utilisé comme une arme de destruction, contre la vie, contre les relations apaisées. Nous pratiquons tous le mensonge au quotidien, fut-ce par omission, et ce par bienveillance.

Bon, mais qu’est-ce que ça change, tout ça ?

À peu près tout. Si l’on ne juge plus un crime contre une morale abstraite mais que le crime est jugé à l’aune de ses conséquences concrètes, sans négliger ses causes, la justice ne peut plus être rendue en s’appuyant sur un code intangible, des commandements sub-divins. Elle doit devenir une justice personnalisée, comme un écho à la naissance de la médecine personnalisée qui pousse actuellement ses premiers cris de nouvelle-née. Une fois revisitée la notion de bien et de mal, la justice sera alors amenée nécessairement à revoir complètement sa conception du discernement lui-même. Et le discernement sera précisément l’objet d’une prochaine réflexion.

En attendant, pour le bien de tous, sur l’axe du mal, prenons la tangente. Et pourquoi pas ?

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