Conte

Petit conte misanthrope à l’usage de ceux qui aiment les Hommes


Les petites sirènes n’aspirent qu’à une chose : échanger leur queue écaillée contre de longues jambes effilées, devenir de vraies jeunes filles terrestres et trouver un beau prince pour finir d’oublier l’océan. Mais au fait, sait-on pourquoi ? Sait-on seulement d’où viennent ces êtres légendaires ? Laissez-moi vous le raconter…

La vie est née des océans, il y a très très longtemps. Croyez-vous que l’homonymie entre la mer des poissons et la mère des hommes soit pur hasard ?

Les hommes ont rampé hors de l’eau. Leurs nageoires et leur queue ont mué en d’étranges membres encombrants. Ils quittèrent les côtes et eurent bientôt tout à fait oublié le goût du sel et la couleur de l’écume. Enfin presque. Car il y en avait toujours quelques-uns uns qui préféraient rester au pied des vagues, sans trop savoir pourquoi. Ils fixaient l’horizon bleuté, tristement, comme s’ils pouvaient y trouver une réponse.

Les siècles passèrent ainsi. Les hommes inventèrent toutes sortes de choses. Plus ils inventaient, plus ils avaient le sentiment qu’il leur manquait quelque chose. Le manque creusa en eux, peu à peu, un abîme de mélancolie. Alors, pour y pallier, ils inventèrent le concept d’utilité. Tout ce qu’ils feraient, ce qu’ils inventeraient et ce qu’ils diraient devrait désormais être utile : des vêtements pour ne plus voir leur corps, des outils pour ne plus toucher les choses, des maisons pour ne plus sentir le vent, des dieux et des vins pour oublier qu’ils vivent, des mots pour couvrir de mensonges ce maudit silence qui aurait tendance à dire un peu trop de vérités. Bref, les hommes inventèrent, encore et encore. Et puis… il y en avait toujours quelques-uns qui restaient là, perchés sur la falaise ou assis sur le sable, les yeux rivés sur l’horizon bleuté, tristement, comme s’ils pouvaient y trouver une réponse.

Un jour, cherchant toujours plus loin ce qui pourrait les occuper utilement, les hommes eurent l’idée de fabriquer des bateaux, utiles, bien sûr, pour aller chercher d’autres terres. Ainsi, sans le savoir, ces enfants amnésiques revinrent finalement à leur berceau. L’océan, avec son peuple de poissons, lui n’avait pas oublié. Comme un créateur un peu honteux de son œuvre mais arrivé trop tard pour l’effacer, il tenta comme il put d’atténuer le mal. Docile, il porta les marins vers les quatre points cardinaux. Il feignait d’ignorer leur arrogance. Mais lorsque l’un des navires venait à sombrer, alors là : pas de quartier ! Il l’avalait tout rond. Seulement, il savait bien, l’océan, qu’il ne pourrait gober tous les hommes, sans parler de les digérer ! Il y en avait trop déjà, et bientôt ils se méfieraient de lui. Alors, il calma son aigreur, et il attendit. Ce qu’il attendait ? Les seuls marins dont il pourrait faire quelque chose : ceux qui depuis toujours n’avaient cessé de le fixer, tristement, depuis la côte.

Enfin, le premier d’entre eux pris la mer. Il navigua seul, sur un petit bateau, pendant de longues semaines. Lorsqu’il ne vit plus autour de lui que du bleu à l’infini, le marin sentit monter en lui un bonheur terrible, presque insoutenable. Il avait trouvé la réponse ! Calmement, il ôta ses vêtements, s’avança à la proue du bateau, se pencha, inspira profondément et se laissa glisser. Il s’enfonça dans les eaux comme dans un drap soyeux. Il sentit son corps s’endormir doucement, bercé par les courants. Soudain, des dizaines, des centaines de poissons surgirent de toutes parts et l’entourèrent dans une ronde féerique. Le marin sourit et de ses lèvres allait s’échapper une dernière bulle d’air lorsque le plus gros des poissons bondit, rapide comme l’éclair, et du bout des écailles lui arracha un baiser, le baiser du dernier souffle.

Quelques jours plus tard, le poisson mit au monde la première de toutes les sirènes. Mi-femme mi-poisson, comme toutes celles qui devaient venir par la suite. Pourquoi des femmes ? Mais voyons, parce qu’il n’y a que les femmes qui sachent parler aux hommes et par leur chant sensuel, les amener à la raison ou à la mort.
Ainsi naquirent les sirènes, de plus en plus nombreuses. L’océan aurait dû se réjouir, et pourtant… Quelque chose ne tournait pas rond. Les sirènes chantaient, de temps en temps, parce que c’était là tout ce qu’elles savaient faire, mais le plus souvent elles restaient muettes, assises sur un rocher, les yeux rivés sur le monde des hommes, tristement, comme si elles pouvaient y trouver une réponse.

C’était un échec.
Les hommes continueraient d’inventer, les sirènes d’espérer et l’océan de pleurer.

Mais pourquoi donc les sirènes, ces fleurs de l’océan, n’aspiraient-elles qu’à rejoindre le monde des hommes ? Que leur manquait-il ici ?

Il est, à vrai dire, une chose que l’océan avait négligée : les hommes n’étaient pas nés que de ses profondeurs. Ils étaient le fruit de l’osmose entre les eaux et les airs. Il y avait dans les sirènes trop des hommes pour oublier cela. Et les sirènes voyaient. Elles voyaient que les hommes inventaient les avions, qu’ils avaient les bateaux. Elles pensaient qu’ils avaient tout, qu’ils étaient heureux. Avec leurs petits cœurs de sirènes, elles ne pouvaient pas savoir à quel point elles se trompaient : les bateaux, les avions, tout ça, c’était juste parce que c’était utile.
Et les siècles continuaient de s’égrener. D’illusions en mensonges, la désolation recouvrait le monde de son noir linceul. Bientôt, les hommes ne surent plus guère qu’inventer, l’océan commença à se résigner et les sirènes cessèrent tout à fait de chanter. C’est au cœur de ces temps moroses que vint au monde un petit bout de fée, une sirène pas comme les autres.

C’était un être gracieux, tout de fragilité mais d’une gaîté sans faille. Rien ne semblait pouvoir ébranler son bonheur. Elle allait et venait au creux des vagues, nageait comme l’on danse, se prélassait sur les rochers en écoutant le vent. La nuit, elle faisait des clins d’œil aux étoiles. Le jour, elle allait chatouiller les algues au fond des mers. Au crépuscule, elle tirait de si majestueuses révérences au soleil qu’il en rougissait de toutes ses flammes. Elle jouissait des beautés du monde comme une enfant de son dernier jouet. Elle croyait même qu’il avait été dessiné pour elle tant il lui allait bien.

Il n’y a pas de secret au bonheur : la petite reine était amoureuse, tout simplement. Amoureuse de l’eau, des poissons, du vent, amoureuse des étoiles, des rochers, du soleil, de tout ce qu’elle découvrait. Et c’est amoureusement qu’elle contemplait le ciel, comme si elle pouvait y trouver une réponse. Il est donc naturel qu’un matin, dans la pâle lumière de l’aube, elle tombât amoureuse d’un grand cygne blanc. Il est tout aussi naturel que le cygne, voyant pour la première fois la princesse et son aura de bonheur, en tombât pareillement amoureux.

Dès lors, le cygne et la sirène ne se quittèrent plus jamais. Elle lui raconta les coraux, la lueur éclatée du soleil comme sur une pierre précieuse quand on la regarde sous les vagues, et puis le peuple merveilleux des abysses, tout ce qu’il n’avait jamais vu. Lui, il montra à sa petite reine la douceur insaisissable des nuages, l’ivresse de la légèreté et puis le monde tout petit vu d’en haut, comme elle n’aurait jamais pu se l’imaginer. Ils voyagèrent ensemble. Ils rêvèrent ensemble. Ils chantèrent aussi, souvent, à l’unisson : le chant du cygne et celui de la sirène unis en une seule voix…

Elle lui apprit le bonheur, il lui enseigna l’humilité, mais c’est ensemble qu’ils découvrirent l’amour.
Seulement voilà, la vie d’un oiseau est courte et l’amour ne rend pas immortel. Alors, c’est sans crier gare que le cygne posa sa tête sur l’épaule de la sirène et du bout des yeux lui murmura un dernier mot d’amour avant de poser sur ses lèvres le baiser du dernier souffle.
La sirène n’était pas triste. Elle savait que de ce baiser naîtrait le plus bel enfant qui soit, celui issu de l’amour du ciel, de la terre et de la mer. Et il en fut ainsi. L’heure venue, elle déposa un œuf sur la plage et s’en alla mourir.

Le temps passa. Puis l’œuf se brisa. Ce qui en sortit… comment vous dire ? Ce n’était pas une sirène, pas un poisson, pas un oiseau non plus. En fait, c’était un homme, un être humain. Un enfant.

Vite recueilli, le petit grandit parmi les hommes.
Hélas, je serais bien en peine de vous dire ce qu’il advint de lui. Qui sait…
Une chose est sûre, toutefois : les sirènes cessèrent d’exister, les poissons ne voulaient plus embrasser les marins. Les hommes continuèrent d’être des hommes, et l’océan d’en avaler autant qu’il en pouvait digérer.

Il reste pourtant quelque chose, quelque part, de l’idylle fabuleuse, du miracle d’amour : ces hommes parmi les hommes qui ignorent sans aucun doute qu’ils ont parmi leurs aïeux une petite sirène amoureuse et un grand cygne blanc, ces hommes qui savent lire la beauté des choses au-delà de ce que leurs yeux leur dictent, ces hommes qui, de temps en temps, se plaisent à contempler l’univers, tristement satisfaits, comme s’ils savaient ne plus avoir à y chercher une réponse…