Véra


– Qui est Véra ?

– Comment ça ? Vous la connaissez, oui ou non ?

– J’ai besoin d’en savoir plus. Qui est-elle ?

– Ma sœur. Ma cadette, de deux ans.

– Dites m’en plus, s’il vous plaît. Qu’a-t-elle été pour vous ?

– Un amour de frangine. Du moins, jusqu’à ses dix-sept ans. Elle était tendre, rusée, chipie. Pas aussi innocente qu’elle y paraissait. Plutôt en avance sur son âge. Et assez rêveuse à ses heures. Je l’ai surprise plus d’une fois prostrée dans des songeries mystérieuses. Pas triste, non, mais tout à fait ailleurs. Dans ces moments-là, la terre aurait pu trembler, je crois qu’elle serait restée aussi imperturbable qu’un moine tibétain. Il y avait ce côté insondable chez elle, mais quand elle était là, elle était là pour de bon et c’était une perle. Nous étions très complices, vous savez. Il n’y avait pas entre nous toutes ces mesquineries fraternelles… Nous nous comprenions, comme des jumelles, comme des amoureux, intimement. Ceci dit, elle pouvait faire sa mauvaise tête. Surtout à l’adolescence. Elle savait se rendre insupportable quand elle le décidait. Généralement, on mettait ça sur le compte du mauvais caractère, ce qui ne manquait pas de la faire hurler. Elle nous traitait de « vieux cons », elle disait qu’on ne comprenait rien, que c’était tellement plus facile d’accuser son caractère plutôt que d’essayer d’imaginer qui elle était vraiment. On était des « crétins » qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. On confondait différence et insolence. Tout ça… Des « vieux cons », je vous jure… ça me faisait drôle, moi qui n’avais que deux ans de plus qu’elle. Mais c’était rien, la minute suivante, elle redevenait tendre comme une chatte. Alors, on n’y faisait plus trop attention, on attendait que ça passe.

– Tout à l’heure, vous avez dit « jusqu’à ses dix-sept ans ». Pourquoi ?

– Parce que cette année-là, beaucoup de choses ont changé. Véra la première. C’est que nous avons perdu notre mère. Nous vivions toutes les deux avec elle depuis le départ du paternel, peu après la naissance de Véra. Il s’était barré en embarquant Paul dans ses bagages, notre frère. Une sale histoire. Le truc, c’est qu’à la mort de notre mère, Véra était mineure. Juges, notaires et cravates en tous genres sont intervenus pour décider finalement de confier la petite à son père. Elle était furax, et sincèrement, je la comprends. La loi a beau vous seriner qu’elle vous veut du bien, on peut dire que, des fois, elle s’y prend mal. Ce type nous avait abandonnées en même temps qu’il avait largué notre mère, il n’avait jamais cherché à savoir ce qu’on devenait et subitement il aurait dû se sentir pousser un instinct paternel ? Absurde !

– De quoi elle est morte, votre mère ?

– Renversée par une voiture.

– Un accident ?

– Suicide… accident… Pour être honnête, on n’a jamais vraiment su et je pense que le doute continuera de planer éternellement. Mais au fond, je ne suis pas sûre que ça ferait une différence.

– Comment est-ce qu’elle s’entendait avec votre mère ?

– Elle l’aimait, à sa façon. Je crois. Mais je ne l’ai pas vue verser une seule larme sur sa mort.

– Quand Véra est partie vivre chez son père, vous avez continué de la voir ?

– Oui. Enfin, non. Pendant plusieurs mois, je suis restée sans nouvelles. Et puis, comme par enchantement, un beau soir, elle est réapparue sur le seuil. Ce petit appartement, c’était le seul héritage laissé par notre mère. Je me souviens bien de son retour. Elle n’avait pas perdu de temps : elle avait soufflé ses dix-huit bougies le jour même. J’étais tellement heureuse de la revoir enfin. Elle a demandé à s’installer avec moi. Elle a dit qu’elle se trouverait un job pour qu’on puisse vivre décemment, qu’elle ne serait pas à ma charge. J’ai accepté. De toute façon, on ne pouvait rien refuser à Véra. Je ne connais personne d’aussi obstiné. Et puis, elle était majeure et cet appartement était à elle autant qu’à moi.

– À la façon dont vous le présentez, on dirait presque que vous avez accepté à contrecœur ?

– Non ! Comprenez-moi, j’ai toujours eu une affection sans limite pour ma petite bichette, mais… je vous l’ai dit, elle avait changé, et… vous savez, les animaux blessés, même les plus inoffensifs, peuvent devenir très dangereux… Je regrette seulement de ne pas avoir pris la mesure de ses blessures, c’est tout. Peut-être que les choses se seraient passées autrement…

– Quelles choses ? Que s’est-il passé ?

– Eh bien… Quand Véra est arrivée, elle était fatiguée, réellement usée par les mois passés chez son père. De mon côté, je me sentais un peu seule, un peu perdue. Alors, quelque part, c’était comme si la providence nous avait réunies. J’ai pensé que nous allions pouvoir nous soutenir mutuellement, retrouver notre belle amitié complice d’autrefois. J’avais juste omis un point : Véra, sous ses airs de se prendre en main comme une grande, était restée une petite fille de dix-huit ans, avec un de ces petits cœurs romanesques qui se blessent pour un oui ou pour un non et qui prennent au mot toutes les promesses. J’ai eu le tort de lui en faire une, au détour d’une soirée d’hiver un peu trop mélancolique. Je lui ai dit qu’on serait toujours là l’une pour l’autre, que la vie pouvait nous faire toutes les crasses qu’elle voudrait, elle ne pourrait pas nous enlever ça.

– Mais vous avez cessé d’être là pour elle… ?

– Non ! Bien sûr que non. Mais j’ai promis de l’aimer toujours, pas de renoncer à vivre pour elle ! Apparemment, on ne s’est pas comprises sur ce coup-là… Le jour où je suis tombée amoureuse, elle m’en a voulu à mort. Elle l’a pris purement et simplement comme une trahison. Enfin… Pour dire vrai, je me suis souvent demandé si ses accusations n’étaient pas un paravent pour masquer sa jalousie. Je suis presque sûre que mon copain lui plaisait…

– Avec le temps, elle a bien dû finir par s’habituer, non ?

– Je ne lui ai pas demandé cet effort. Je suis partie m’installer chez lui. Mais ne pensez pas que je sois un monstre. J’ai bien essayé de lui montrer que je ne l’abandonnais pas pour autant, je l’ai appelée souvent. C’est elle qui a refusé de me parler, systématiquement.

– Quand avez-vous fini par vous revoir ?

– Je vous l’ai dit, je n’ai jamais connu personne d’aussi obstiné. C’est une boule de tendresse et de gentillesse mais c’est une princesse rongée par la rancune. Ceux qui la blessent ne sont jamais pardonnés. Je ne l’ai jamais revue depuis mon départ.

– Vous n’avez pas cherché à savoir ce qu’elle est devenue ?

– Au risque de vous sembler insensible, pas vraiment, non. Je pense à elle, parfois, souvent, mais que voulez-vous, je connais ma petite Véra, elle est comme ça. Le jour où elle l’aura décidé, elle viendra sonner à ma porte. En attendant, je préfère l’imaginer heureuse, loin de cet appartement, de ce maudit passé et de ce ciel qui vous bouffe les entrailles à coups de souvenirs…

– C’est étrange, quand vous parlez d’elle, il y a comme un mélange de ressentiment amer et de doux regrets.

– Qu’est-ce que je peux vous dire… C’est ma sœur. Mais à ce propos, elle est quoi pour vous, au juste ?


– Vous vous souvenez d’une certaine Véra ?

– Quelle question ! On n’oublie pas si vite ceux qui ont foutu un tel bordel dans votre vie. Moins encore quand il s’agit d’une fille aussi magnifique.

– Vous pouvez me la décrire ?

– Si vous la connaissez, vous devez savoir qu’il est impossible de vous répondre en deux mots.

– J’ai tout mon temps. Comment vous l’avez rencontrée ?

– Véra était mon élève, dans un petit atelier de théâtre, du côté de la rue des Amandiers. Elle ne l’est pas restée longtemps, mais c’est là que j’ai fait sa connaissance. C’était pas le genre de fille qui se noie dans la masse, je peux vous l’assurer. Elle avait un sacré caractère. Pour vous dire, plusieurs fois, elle a refusé catégoriquement de lire ses lignes parce qu’elle les trouvait trop niaises, pas à son goût. Ah, c’était un numéro ! Il y avait une dizaine de jeunes de son âge, dans le groupe. Elle ne leur adressait jamais la parole. Par contre, dès qu’elle entrait en scène, je peux vous dire qu’elle se métamorphosait. Cette présence… c’était troublant. Mais la situation était ingérable : les autres jeunes l’ont prise en grippe. Ils la voyaient si froide et méprisante hors les planches qu’ils n’étaient plus capables d’entrer dans son jeu une fois sur l’estrade. Objectivement, comme comédien, il n’y en avait pas un qui lui arrivait à la cheville…

– Vous dîtes qu’elle n’est pas restée longtemps ?

– Effectivement, comme on pouvait s’y attendre, elle a fini par piquer une grosse colère en plein milieu d’un cours et par claquer la porte.

– Définitivement ?

– Oui, avec elle, tout était définitif.

– Donc, vous ne l’avez plus revue ?

– Bizarrement, si. Vous allez trouver ça complètement grotesque, mais… il s’est passé un truc improbable. En fait, quand elle a quitté le cours, je ne l’ai pas laissée partir comme ça. Je l’ai prise à part et on a discuté un moment. C’était une personnalité tellement attachante et, je vous l’ai dit, une artiste prometteuse. Je pouvais pas ne pas tenter quelque chose… il fallait que j’essaie de l’aider. Alors, j’ai fait l’impossible pour la convaincre qu’elle pouvait se confier à moi, même en dehors des cours, si elle le voulait. Elle était braquée, mais je sentais qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’elle laisse tout sortir. Il y avait des fissures dans sa carapace. C’est là qu’il s’est passé une chose vraiment étrange. Je me souviens mot à mot de ce qu’elle m’a dit : « J’ai pas besoin d’un psy, merci ! Mais, promis, monsieur le saint-bernard, je viendrai pleurer dans ton giron dès que j’aurai trouvé une bonne raison de le faire ! » La conversation s’est fini là-dessus. Le lendemain, à ma grande surprise, elle m’a appelé. Elle m’a dit de but en blanc que sa mère venait de mourir et que j’avais gagné, qu’elle avait une bonne raison d’être malheureuse et que je devais être content… C’était sa façon d’appeler au secours, je suppose. J’ai proposé qu’on se voie et j’ai été étonné qu’elle accepte aussi spontanément.

– Vous vous êtes rapprochés ?

– On s’est vus. On a parlé autour d’un café. Ce n’était plus la même Véra. Elle a baissé la garde, tombé le masque. J’ai découvert une fille intelligente, sensible mais, contre toute apparence, d’une force incroyable. Et malgré sa jeunesse, une vraie femme, sensuelle jusqu’au bout des cils. On est devenus très proches, c’est vrai. On parlait beaucoup. J’allais souvent chez elle…

– C’est comme ça que vous avez rencontré sa sœur ?

– …

– Olga ! sa sœur aînée ?

– Oui.

– Et vous en êtes tombé amoureux.

– Je… Pas vraiment, non. Vous savez, Véra était… Véra n’était pas belle, elle était l’incarnation de la beauté. C’est vrai qu’il y avait en elle cette fillette désabusée et écorchée, mais elle avait tout à la fois l’inébranlable puissance d’une femme qui sait ce que peu de gens savent : une femme qui sait qui elle est. Ce regard…

– Mais tout de même… c’est bien avec sa sœur que vous êtes parti !

– Bien plus tard, oui… C’est si compliqué… Peu après la mort de sa mère, Véra est allée vivre chez son père, à l’autre bout de Paris. On s’est revus pendant cette période, pas mal de fois. Et quelque chose de fort est né entre nous peu à peu… Mais j’avais sympathisé avec Olga et je la revoyais aussi. Enfin, c’est surtout elle qui insistait pour que je continue à passer chez elle. En y repensant, elle m’a fait un sacré rentre-dedans. Et elle a eu ce qu’elle voulait… La chair est faible… Et puis… Véra était parfaite, trop parfaite, effrayante… et mineure.

– Alors vous avez pris Olga, faute de pouvoir avoir Véra ?

– …

– Vous pleurez ?

– Non, excusez-moi… J’ai jamais parlé de tout ça à personne… J’ai tellement honte.

– Vous aimiez Véra.

– À en crever. J’étais subjugué. Des deux, j’étais pourtant supposé être l’adulte responsable, mais… devant ces grands yeux gris, j’étais plus rien.

– Et quand Véra est revenue vivre avec sa sœur… ?

– Olga a insisté pour que notre histoire reste secrète. C’était une torture, me retrouver là, face à elles deux… Quand un jour, Véra a surpris sa sœur se jetant à mon coup derrière une porte, tout a basculé. Olga a commencé à s’incruster chez moi de plus en plus souvent, elle refusait que je vienne dans leur appartement. Et avant que je m’en rende vraiment compte, elle avait plus ou moins emménagé dans mes quartiers. Véra refusait de me voir. D’un seul coup, je ne savais plus qui j’étais, c’était totalement insensé : j’étais là, coincé avec cette fille dont je me foutais éperdument, privé de la présence de la seule qui occupait mes pensées. J’ai vraiment tout foiré… Il n’a pas fallu plus de quelques semaines pour qu’Olga et moi, on ne puisse plus se voir en peinture. J’ai vite compris, d’ailleurs, qu’elle n’avait pas plus de sentiments pour moi que je n’en avais pour elle. Je suis convaincu qu’elle était tout simplement jalouse de Véra. Enfin… le mal était fait. J’ai été minable.

– Alors, c’est tout ? Vous n’avez plus revue Véra ?

– Non, jamais.

– Et vous n’avez pas cherché à savoir ce qu’elle est devenue ?

– Je suppose qu’elle a fait sa vie, je lui fais confiance pour ça. Et qu’elle m’a oublié. Après tout, qu’est-ce que j’étais pour elle ? Un ami de passage, un visage parmi d’autres… Elle est forcément à mille lieux de s’imaginer ce qu’elle a pu… ce qu’elle peut représenter pour moi. Même si on se revoyait aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’on pourrait se comprendre : elle occupe encore aujourd’hui une telle place dans ma vie et je dois tenir moi si peu de place dans ses souvenirs… Mais dites-moi, pourquoi toutes ces questions ? Vous êtes un ami à elle, c’est bien ça ? À moins que… est-ce que vous êtes son… ?


– Que pouvez-vous me dire au sujet de Véra ?

– Véra ? Vous voulez dire… Véra ? Ma fille ?

– Une de vos filles, oui.

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je l’ai pas bien connue. J’ai quitté sa mère avant qu’elle prononce ses premiers mots. Une putain de névrosée, sa mère. Croyez-moi, j’étais obligé de partir ! J’aurais même dû le faire plus tôt. Cette folle me rendait la vie impossible, et le pire, c’est qu’elle couchait avec tout ce qui passait, la salope. Vous parlez d’un cadeau… une aliénée, oui !

– Excusez-moi mais… Véra et Olga étaient quand même vos filles. Vous ne vous en êtes plus du tout occupé ?

– Non. Et croyez pas que j’aie le moindre remord ! Leur folle de mère s’est appliquée à les dresser contre moi pendant toute leur enfance. Ah ça, je sais pas quelles saletés elle a pu leur raconter, mais c’était réussi ! Ouais, une de ces pitoyables vengeances de femmes, elles font ça très bien, vous connaissez peut-être ? Enfin bref, moi, j’ai sauvé ma peau et après… Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Les filles, avec ce bourrage de crâne, c’est sûr qu’elles rêvaient pas de passer le réveillon avec moi !

– Vous n’avez pas vraiment insisté pour changer ça, si ?

– Bof, à quoi bon ? J’avais plus envie de me battre, j’avais déjà passé des années à lutter pour faire marcher ce mariage à la con. C’est bon, faut savoir renoncer, des fois. J’ai préféré penser un peu à moi, refaire ma vie et oublier tout ça.

– Jusqu’à ce que les événements vous ramènent Véra…

– Exact. Quand sa mère est morte. Ah, ça vous montre combien elle se préoccupait du bien-être de ses filles, celle-là ! Les lâcher dans la nature comme ça en se souciant que de sa pomme, c’était tout elle !

– C’était pas un accident ?

– C’est ce qu’on vous a dit ? J’y crois pas une seconde ! La vieille était aussi suicidaire que démente. Elle aurait bien été capable de se foutre en l’air rien que pour m’emmerder !

– Véra est venue habiter chez vous. Elle était comment ?

– Perturbée, c’est le moins qu’on puisse dire. Rien d’étonnant, avec une mère pareille… l’histoire se répète. C’était une fille instable, désobéissante, capricieuse. J’ai bien essayé de remettre un peu d’ordre dans sa vie, mais je suis arrivé trop tard. On refait pas toute une éducation en claquant des doigts et elle y mettait toute la mauvaise volonté du monde. Elle séchait les cours, elle traînait je ne sais où. Cette petite manquait terriblement de maturité. Tout lui était dû. Elle m’aboyait dessus, jamais un mot gentil. Et elle me reprochait d’être jamais là, de pas faire attention à elle, mais fallait bien que je travaille pour la nourrir, moi. Aucune conscience des réalités de la vie, je vous dis. C’est pas d’un père qu’elle avait besoin, c’est d’un tuteur !

– Et qu’est-ce qu’elle faisait de ses journées, si elle n’allait pas en cours ?

– Comment voulez-vous que je le sache ? J’ai un boulot très prenant. Et puis, j’avais ni le temps ni l’envie de la fliquer. Si à dix-sept ans elle était pas assez intelligente pour savoir ce qui était bon pour elle, je vois vraiment pas ce que j’aurais pu y changer.

– Comment vous avez réagi à son arrivée chez vous ?

– Vous en avez de bonnes, vous ! On n’avait pas demandé à vivre sous le même toit, ni elle ni moi, et vu la montagne d’a priori qu’elle avait déjà contre moi, on aurait eu du mal à sympathiser. On a coexisté, tant bien que mal. J’ai fait ce que j’ai pu pour la mettre à l’aise. Mais à quoi bon ? Je suis persuadé que, dès son premier jour chez moi, elle avait déjà dans la tête de se barrer le plus vite possible.

– En quittant sa mère, vous avez emmené Paul, son frère. Pourquoi lui et pas les filles ?

– Ça, ça ne vous regarde pas.

– Paul vivait encore avec vous quand Véra est arrivée ?

– Non. À l’époque, il avait vingt-cinq ans. Il avait pris son propre appart depuis deux ans. D’ailleurs, vous pouvez constater qu’une bonne éducation, ça porte ses fruits. Mon fils a réussi sa vie, lui. Il a fait de bonnes études et s’est trouvé un bon travail. Pas de secret, les chiens ne font pas des chats.

– C’est pour ça que vous l’avez emmené, lui ? Pour offrir à votre héritier mâle une bonne éducation ?

– Je ne vous permets pas ! C’est ridicule ! Je ne vais pas vous le répéter : tout ça ne vous regarde pas. Et je vous interdis de me juger, vous ne savez rien ! Véra et Olga n’étaient peut-être même pas mes filles, pour ce que j’en sais… Avec leur marie-couche-toi-là de mère… J’ai déjà été bien gentil de m’occuper de Véra quand on me l’a demandé !

– Vous vous souvenez dans quelles conditions elle est partie de chez vous ?

– Le jour de son anniversaire ! Oui, je ne risque pas d’oublier. Pour vous dire comme j’étais un brave bougre, j’avais eu une charmante attention : je lui avais acheté une chaîne en or, la veille, et je l’avais mise sur la table du petit-déjeuner pour qu’elle la trouve à son réveil. Ah, j’ai été bien remercié, ça… Quand je suis rentré du boulot, j’ai retrouvé la chaîne gentiment posée là où je l’avais laissée, avec un petit mot à côté. Mais aucune trace de Véra.

– Qu’est-ce qu’il disait, ce petit mot ?

– Les gamineries habituelles… Que si j’avais vraiment cherché à la connaître, je me serais aperçu qu’elle détestait les bijoux… Que sa présence et son absence ne semblant pas faire beaucoup de différence pour moi, elle ne s’inquiétait pas de me manquer un jour… et autres grandes envolées de la même trempe. Une bonne graine d’hystérique, cette fille. Enfin, j’aurai fait de mon mieux…

– Vous n’avez pas essayé de la retenir ?

– Comment ? Elle était majeure, donc légalement libre de gâcher sa vie comme elle l’entendait. À dix ou douze ans, j’aurais peut-être pu en faire quelque chose, mais à dix-sept ans et demi, c’était foutu. Je crois que les choses étaient claires, on n’avait rien à se dire, rien à faire ensemble. Je lui ai servi la soupe pendant quelques mois et basta, bon vent !

– Je suppose que vous n’avez pas cherché non plus à savoir ce qu’elle est devenue ?

– J’ai d’autres chats à fouetter. Mais j’imagine que vous allez me le dire…


– Véra, ça vous dit quelque chose ?

– Bien sûr. Véra… pas deux comme ça !

– Comment est-ce que vous l’avez connue ?

– C’est une drôle d’histoire… La première fois, elle arrivée dans le panier à salade, entre deux tapineuses du périph’ et trois faucheurs à la sauvette. Je bossais encore dans un petit commissariat du vingtième, en ce temps-là. Elle faisait tache dans le troupeau. C’est vrai qu’elle avait mauvaise mine, mais elle avait quand même un minois d’écolière angélique. Une froide beauté de femme fatale en germe.

– Qu’est-ce qu’elle avait fait pour se retrouver là ?

– Oh, trois fois rien… mais le début d’un mauvais parcours. Elle avait été chopée avec de la dope. Y en avait pas lourd, mais les gars font leur boulot. Et puis, c’était sans doute une bonne chose qu’elle se fasse pincer avant que ça dégénère.

– Elle vendait ? Elle consommait ?

– Innocente, comme les autres, vous pensez bien. Elle gardait le matos pour un ami et cætera. On me la fait pas, à moi. Je sais reconnaître un junkie, même débutant, quand j’en vois un. Comme son casier était vierge, elle risquait pas grand chose. Un long sermon, quelques menaces pour la refroidir un bon coup… Là où j’ai été surpris, c’est que quand elle a compris qu’elle s’en tirerait sans fracas, elle a pas eu l’air soulagé pour un sou. Au contraire, en fait. Elle s’est mise à pleurer. Je lui ai dit qu’elle pouvait se faire aider, je lui ai refilé quelques numéros à appeler, mais elle restait là, sans réagir, les yeux écarlates. Je savais pas quoi faire, j’étais comme qui dirait désemparé… Il se trouve que je finissais mon service, alors je me suis dit, c’est pas une bonne idée, je devrais pas faire ça, mais… Discrètement, je l’ai raccompagnée dehors et je l’ai emmenée boire un verre. Là, elle s’est un peu détendue. Elle m’a parlé de la mort de sa mère, moins d’un an avant, dans des circonstances soit disant suspectes, des mois passés chez son père, ce salop qui l’insultait à longueur de journée, de sa pimbêche de sœur qui lui avait piqué son mec… Sûr qu’elle avait pas été gâtée par la vie, la mignonne. À ce moment-là, elle vivait seule dans un petit appart délabré, une poubelle en vérité. Je l’ai déposée chez elle et… Oh, je me souviens de ce regard terrible qu’elle m’a jeté sur le perron… J’ai bien cru qu’elle allait encore fondre en sanglots, mais non, en réalité, elle m’a décoché un de ces sourires qui vous brise le poitrail, à mi-chemin entre gratitude et reproche. Ce sourire, croyez-moi, il est gravé là, malgré tout ce qu’elle m’a fait endurer par la suite.

– Donc vous l’avez revue ?

– Oui, au poste. Moins d’un mois après ça. Elle avait chouré des bricoles dans un grand magasin. Cette fois-ci, j’ai dû trimer pour arriver à la blanchir. Je peux même dire que, si ça se savait, ma carrière serait méchamment compromise. Après ça, elle a insisté pour me remercier en me préparant à dîner. Comment refuser… ? C’était peut-être une erreur, mais j’y suis allé.

– Une erreur ? Pourquoi ?

– Je sais pas… Je comprends toujours pas ce qu’elle avait dans le crâne. Tout bien réfléchi, il est bien possible qu’elle m’ait purement et simplement utilisé depuis le début. C’est sûr, je suis pas un apollon, mais on mérite tous le respect, non ? Enfin, j’en sais rien… C’est une impression…

– Excusez-moi, je ne comprends pas bien. Pourquoi « utilisé » ?

– Comment vous dire… ? Elle s’est donnée à moi. Comme une putain. Du moins, elle m’a aguiché et puis… rien. Elle s’est laissée faire, mollement, le corps aussi vide que la tête, comme si elle attendait que ça passe. Je ne suis qu’un homme, et elle me rendait fou, alors… vous comprenez, quoi… y a un moment où c’est plus le cerveau qu’est aux commandes. Mais ça vous laisse un goût plutôt amer au fond de la gorge quand les hormones s’évaporent et que vous la voyez là, inerte, morte à toute émotion. J’avais beau lui dérouler tous les mots doux que j’avais en stock, rien. Vous savez, c’était facile de broder, elle était tellement belle.

– Vous vous êtes vus plusieurs fois ?

– Ah oui, ça a duré un sacré moment, cette histoire. Je sentais bien que ça me mènerait nulle part, c’était quand même plus fort que moi et j’y revenais comme on continue d’ouvrir tous les jours un frigo qu’on sait parfaitement vide. Bon, je me console en me disant que j’ai peut-être eu une bonne influence sur elle malgré tout. J’ai réussi à la rendre à peu près clean à force de lui faire la morale. Je lui ai même trouvé un petit job de vendeuse dans la boutique de ma cousine. Seulement, avec elle, c’était jamais assez. Je sais pas ce qui la rongeait comme ça mais ce qui est sûr, c’est que le plus beau, le plus riche et le plus intelligent des hommes aurait pas pu la rendre heureuse. À l’extérieur, c’était les nymphéas mais c’était Guernica à l’intérieur ! Et lunatique, avec ça. Je me souviens d’un soir en particulier… je l’attendais chez elle. Quand elle rentrée, elle était comme une furie. Elle revenait d’une visite chez son frère, je crois. Et que ça gesticulait, et que ça gueulait ! Figurez-vous, elle m’a littéralement foutu dehors sans explication.

– Elle vous a raconté de quoi ils avaient parlé, avec son frère ?

– Pas un foutre mot, non. Je vous dis, j’ai pas eu le temps de dire ouf que j’étais dans le couloir avec mon falzar sur les bras et mes yeux pour pleurer. Ah, elle était dure à suivre, mais en rogne à ce point, je l’avais jamais vue.

– Et après ça ?

– Je l’ai laissée se calmer dans son coin. Quand je suis revenu, l’accueil était bien différent. Elle me l’a joué princesse aux petits soins. Au début, j’ai pensé que c’était encore un de ses changements d’humeur mystérieux. Elle était douce et prévenante, tendre, métamorphosée. Mais ça sonnait faux, je m’en suis vite rendu compte. En fait, c’était du chantage. Elle a commencé à me harceler, elle me parlait sans arrêt de sa mère, de la mort de sa mère. Et puis, un jour, elle a montré son jeu. La seule chose qui l’intéressait, c’était mon boulot de flic. Cette tordue s’était mise dans la tête qu’il fallait ouvrir une enquête, qu’il y avait un truc pas clair… Je vous dis, moi, les jeunes, ils regardent trop la télé ! Je suis pas Colombo, merde !

– Elle n’est pas morte renversée par une voiture, sa mère ?

– Ce que j’en sais moi…

– Vous n’avez même pas essayé de vous renseigner ?

– Oh non ! J’ai peut-être été une bonne poire, mais faut voir à pas me prendre pour un guignol non plus. Y a un moment où j’ai eu ma dose de ces conneries. De toute façon, elle se refusait de plus en plus souvent à moi sous prétexte que je pouvais pas faire de miracle pour sa mère. Ça a fini par me gaver. J’ai rendu mon insigne de chevalier servant et j’ai tourné les talons, voilà ce que j’ai fait. Quand la coupe est pleine, faut savoir tourner la page, croyez pas ?

– Vous n’avez jamais eu de nouvelles après ça ?

– Pas l’ombre d’une, jusqu’à ce que vous débouliez ici. Et je m’en porte pas plus mal. Mais j’imagine que si vous faites une enquête sur son cas, c’est qu’elle a encore fait des siennes, hein ?


– Pouvez-vous me parler de votre sœur ?

– Ma sœur ?

– Véra.

– …

– Votre sœur cadette, Véra… ?

– Oui… je sais qui est Véra. Pardon… c’est juste que… ça fait tellement longtemps que je n’ai plus entendu prononcer ce prénom. Ça me fait quelque chose.

– Comment s’est passé votre première rencontre ?

– Mal, plutôt mal. Quand mon père et moi, on est partis, elle avait à peu près la taille d’une crevette, une gambas tout au plus. Je l’avais jamais revue jusqu’à ce qu’elle vienne sonner à ma porte ce jour-là. Faut que je vous explique d’abord le contexte… À cette époque, j’étais un jeune con, avec un magnifique diplôme dans un cadre doré et un boulot très lucratif dans lequel je m’emmerdais cordialement. En fait, ma vie entière était d’un ennui mortel : je vivais seul et, amusante coïncidence, je me sentais seul. J’avais été dressé pour devenir un gentil garçon bien comme il faut et une fois l’objectif atteint, je m’étais retrouvé comme un pantin à me demander qui j’étais. Bref, j’avais pas encore trouvé la réponse à cette question quand elle a montré le bout de son bec. À ma décharge, Véra ne s’est pas présentée, elle a seulement demandé à entrer pour me parler. C’est là que ça s’est gâté. Je lui ai fait mon numéro de Casanova. J’étais bien rôdé. La main discrètement glissée sur sa hanche pour la guider à l’intérieur, le sourire enjôleur, les allusions graveleuses, les répliques de charmeur à deux balles… « Bien sûr, je n’oserais jamais laisser une si jolie sirène sécher sur mon paillasson. » Pitoyable, je vous l’accorde. Et elle n’a pas du tout apprécié. « Tu les accueilles toutes comme ça, les inconnues qui sonnent à ta porte ? » J’ai dû répondre un truc brillant, genre que ces inconnues étaient rarement aussi sexy. « Eh bien, la prochaine fois, qu’elle m’a dit, avant de commencer à la peloter, vérifie que cette visiteuse si appétissante n’est pas ta sœur ! » J’étais… il n’y a pas de mot. Je crois que j’ai pris la claque de ma vie à cette seconde précise. J’ai pas eu le temps de réaliser qu’elle était déjà repartie, comme une tornade.

– Mais vous l’avez revue ?

– Oui. C’était idiot de rester sur un malentendu pareil. Et puis… je ne sais pas… c’est étrange… elle n’avait jamais fait partie de ma vie mais maintenant qu’elle s’était rappelée à moi, ma curiosité était piquée. C’était ma sœur, bon sang ! J’ai eu aucun mal à lui remettre la main dessus : elle occupait toujours l’appartement maternel. Quand j’ai débarqué, de l’appart ou d’elle, je sais pas lequel était le plus en vrac. En tout cas, elle m’a laissé m’excuser et on a pu faire connaissance dans les formes. Elle avait bien besoin de vider son sac, la pauvre. Elle sortait à peine d’une histoire glauque avec un type, un flic je crois. D’après ce que j’ai compris, c’était un genre d’obsédé sexuel avec un QI de moule pas fraîche. Il lui avait rendu quelques services et il avait considéré à partir de là qu’elle lui était éternellement redevable. Bref, elle a eu un mal de chien à se le décoller, il l’a harcelée pendant des mois, il l’a quasiment violée, vous voyez le tableau… Elle remontait la pente doucement, mais c’était un oiseau de cristal, aussi insaisissable que fragile.

– Vous vous êtes rapprochés, alors ?

– Comme on était partis de rien, on peut dire ça, oui. On s’est trouvés plus qu’on ne s’est retrouvés. Au risque de sonner un peu mélo, on a rattrapé le temps perdu, avec une rare boulimie. Je pense que si on n’avait pas été collègues de fratrie, on aurait été des sortes d’âmes sœurs. Sans exagérer, hein. Elle était douce, sensible, vive. Une belle personne. Et j’avais tellement besoin de cette gentillesse. De mon côté, je me sentais enfin utile à quelque chose. Juste parce qu’elle était là et qu’elle aussi avait besoin de moi.

– Vous vous êtes vus souvent ?

– Plus que ça ! On était fourrés l’un chez l’autre en permanence. On se racontait tout, nos petites histoires d’amour, nos journées de boulot, nos états d’âme, tout. C’était parfait. Enfin… presque.

– Pourquoi ce bémol ?

– Elle allait bien. En apparence. Elle digérait petit à petit les coups durs des dernières années. Aller de douleur en déception, comme elle l’avait fait, ça vous laisse sur le cœur quelques cicatrices assez disgracieuses. Mais elle réapprenait à faire confiance, tout doucement. J’étais là pour elle, ce n’était pas rien : pour la première fois, elle pouvait se reposer sur quelqu’un, relâcher son aigreur, faire une trêve. Croyez-moi, ceux qui l’ont vue grandir ne l’auraient pas reconnue. Elle est devenue volontaire, optimiste. Une fonceuse. J’ai même pu la convaincre de reprendre ses études. En tout cas, d’y penser. Et puis, il y a eu Frank. J’ai jamais bien su comment ils s’étaient connus, mais je l’ai croisé une fois ou deux, et c’était une bonne patte. Il aurait pu achever de la rendre heureuse, pour sûr.

– Sauf que… ?

– Sauf que… dans ce tableau idyllique, il y avait une ombre fichtrement encombrante… le poids des secrets. Toute notre famille s’était construite sur un amas de mensonges et de mesquineries. Ce que je savais pas, c’est à quel point Véra ignorait tout de ces histoires. Et un jour, alors qu’on bavardait tranquillement autour d’une pizza, j’ai laissé échapper quelques allusions. J’en avait trop dit… forcément… elle m’a plus lâché jusqu’à ce que je lui explique tout par le menu…

– À savoir ?

– Après son séjour chez le père, Véra s’était persuadée qu’il n’était pas son père biologique. Apparemment, c’est ce qu’il lui avait laissé entendre. La vérité, c’est que notre mère ne l’a jamais trompé, contrairement à ce que lui prétendait. Elle était malheureuse, oui, mais en dépit du bon sens, elle était amoureuse de lui. Et elle avait des principes. J’en dirais pas autant de lui. C’était un porc. Son plus grand plaisir consistait à la rabaisser, l’humilier, c’était son sport préféré. Quand elle a commencé à parler de divorce, il l’a purement et simplement engrossée, pour la retenir, pour faire durer le massacre. Le bourreau a souvent plus besoin de sa victime que le contraire. C’est comme ça qu’Olga est née. Et rebelote deux ans après. Mais ce coup-ci, elle a dit stop. Un sursaut d’amour propre, je suppose. Elle l’a foutu dehors.

– Mais il est parti avec vous. Pourquoi ?

– J’étais le seul enfant qu’il avait désiré. C’est aussi simple que ça. Les filles n’avaient été que des armes contre ma mère, elles ne l’ont jamais intéressé. Et puis, j’étais le descendant mâle, il ne pouvait pas me laisser à la merci des amazones de ce gynécée, l’idée lui faisait horreur. Ce type est probablement le pire macho que porte cette terre.

– Votre mère a accepté de vous laisser partir ?

– C’est compliqué… mais oui. Par contre, même si c’était une femme brisée, elle était pas du genre à baisser les bras. Elle s’est arrangée pour me voir en cachette, très souvent, elle ne m’a jamais abandonné. Et heureusement ! J’ose à peine imaginer le genre de connard ou de bon à interner que je serais devenu si j’avais dû grandir sous la seule influence du paternel.

– Comment Véra a réagi à tout ça ?

– Bien. Elle n’était pas vraiment surprise, elle sentait intimement que sa mère était une femme bien que la vie n’avait pas épargnée. Mais la suite l’a dévastée…

– Quelle suite ?

– J’ai été stupéfait. On était semble-t-il allé raconter aux filles que leur mère était morte dans un accident de voiture…

– C’est pas le cas ?

– Ça non ! Elles étaient parties en vacances ensemble quand c’est arrivé. J’étais allé rendre visite à ma mère, ce jour-là. Mon père ignorait depuis tout ce temps qu’on se voyait. Il s’est trouvé par pur hasard qu’il est passé pour parler avec elle d’une sombre histoire de fric. Quand il m’a vu, il est entré dans une rage disproportionnée. Je vous passe les insultes et le reste. Il m’a agrippé avec une violence pas croyable et m’a forcé à monter dans sa bagnole. Ils ont continué à hurler devant le pare-brise pendant quelques longues minutes et puis sans s’arrêter de vociférer il est monté aussi. Il a démarré en trombe et… elle était là… elle courait dans tous les sens… il… elle…

– C’est lui ? ?

– …

– C’est lui qui l’a renversée ?

– Oui… J’étais là… Ça avait tout d’un accident, mais… J’étais là… Je…

– Et il a pas été poursuivi ?

– … Non.

– Véra a dû être sous le choc en l’apprenant ?

– En fait… Je ne sais pas. Sa réaction m’a sidéré. Elle est restée silencieuse pendant un sacré moment. Et puis, avec une sorte d’indifférence insoutenable, elle a lâché : « dans la vraie vie, ce sont toujours les pourris qui gagnent, hein ». Ensuite, elle a changé de sujet comme si l’affaire était close. Et je peux vous dire qu’il n’était pas question d’en reparler. J’ai essayé…

– Elle est passée à autre chose ? Elle voulait tourner la page ?

– J’aurais aimé que ce soit ça. Mais non. Et je l’ai vite compris. La flamme s’est éteinte pour de bon à cet instant précis. Elle a cessé de vivre, à l’intérieur. Bien sûr, elle a continué de sauver la face quelques temps, mais au fond, il n’y avait plus rien de vivant en elle. Sa mère s’était sacrifiée de bout en bout pour ses enfants, la dette était trop lourde… comment s’autoriser à être heureuse après ça ? Je m’en suis tellement voulu de lui avoir tout raconté, si vous saviez… L’avenir commençait à reprendre des couleurs et il a fallu que je vienne remuer ces souvenirs sordides…

– Vous avez quand même continué de vous voir ?

– Quelques mois, encore, oui. Jusqu’au jour où elle s’est évaporée. Son galant était descendu sur un coup de tête lui acheter des fleurs – c’était vraiment un gentil garçon. Quand il est rentré, il a trouvé un mot. Véra aimait bien laisser des petits mots. Mais celui-là… Je peux vous le citer à la virgule près tellement je l’ai ressassé… ça disait : « Merci, j’ai failli être heureuse. Dommage que ce bonheur-là ne m’appartienne pas. STP, dis à Paul que je vais bien, qu’il ne s’inquiète pas. »

– Et là dessus, elle a disparu ?

– Oui. Elle a tout laissé en plan et elle est jamais revenue. Je l’ai cherchée, j’ai même passé mes journées à ça, mais… Comment savoir où la trouver ? J’ai dû renoncer, finalement, quand j’ai compris qu’elle ferait en sorte de rester introuvable tant qu’elle ne serait pas prête à remonter en selle. Elle est comme ça, Véra… Mais elle me manque, vous ne pouvez pas imaginer. J’espère qu’elle ne va pas me faire attendre trop longtemps, j’ai tellement envie de serrer ma petite hirondelle dans mes bras…

– …

– Alors, dites-moi, comment est-ce que vous la connaissez ? Vous savez où elle est maintenant ? Vous inquiétez pas, je n’irai pas la harceler, je le jure, mais j’aimerais tellement savoir…

– Je suis désolé… Vous allez peut-être trouver ça bizarre, mais en fait, je ne la connais pas vraiment. Je l’ai croisée dans un bar et, l’alcool aidant, elle m’a raconté un peu sa vie. Longuement, en réalité. Elle m’a touché. Elle m’a bouleversé. Tout ça m’a semblé si incroyable que j’ai eu envie d’en savoir plus, alors… Voilà. Je suis désolé, vraiment, je ne peux rien vous dire de plus. Je ne sais pas où elle est.


Simon regarde le ciel. Il est noir. Il valait mieux, oui c’est sûr, il valait mieux qu’il leur mente, il valait mieux qu’ils ne sachent pas… Le tonnerre explose et c’est un vrai déluge qui s’abat subitement sur la ville.