Jeter le paradis aux enfers


Je repense souvent à ce fascicule que m’avaient remis un jour des démarcheurs de la secte des Témoins de Jéhovah. On y voyait, sur un dessin, une petite fille assise dans des herbes trop vertes pour être vraies, tout sourire, avec à ses côtés un superbe lion dans l’attitude amicale d’un gros chat de compagnie. J’étais gamine à l’époque (et d’un optimisme démesuré puisque j’avais quand même essayé de leur expliquer que leur dieu n’existait pas avant de les mettre à la porte) mais je me souviens que cette image m’avait déjà frappée par sa bêtise crasse.

D’après les zoologues, les carnivores s’en prennent rarement à d’autres carnivores. Ils respectent la chaîne alimentaire et préfèrent souvent un bon tartare d’herbivore. Il n’empêche que les lions ne sont pas des chats, ne le seront jamais, et que ce paradis-là est un avorton, un fantasme sans viabilité parce qu’il ne tient aucun compte des « réalités » de la nature.

Bien sûr, cette image de la fillette et du lion n’est qu’une image. C’est pour moi le prétexte à une petite mise au point sur la planète 2.0. Cette planète virtuelle est un terrain de jeu pour la pensée, un moyen de s’interdire le moins possible d’imaginer. Je ne la conçois en aucun cas comme un Utopia que j’appellerais de mes vœux et encore moins comme un paradis, sans faille. Je vis dans le monde tel qu’il est, pas dans celui que j’imagine. Et je sais qu’une philosophie, une morale, une éthique se construisent en jouant des coudes dans le monde réel pour être au maximum fidèle à ses idées. Je sais aussi que le jeu de l’esprit a ses charmes et son intérêt tant que l’on ne perd pas de vue le quotidien. La planète 2.0 me donne l’occasion de me poser des questions sur le résultat qu’aurait la modification de certains axiomes, inamovibles dans le monde réel. Pour autant, il est difficile d’en concevoir vraiment les conséquences, ce ne sont que des supputations.

Pas de paradis, donc, mais la recherche d’inflexions qui pourraient pousser cahin-caha vers un mieux, à mon goût.

Renoncer au paradis n’est pas un acte de résignation dépitée, au contraire, c’est l’acte fondateur d’une réflexion. Celui qui court sa vie durant après le rêve d’un monde parfait court après une illusion qui le nie lui-même en tant qu’être imparfait. Et c’est, je crois, le drame de nombre d’idéologies, politiques, économiques, philosophiques. Elles conçoivent un système dont elles sont convaincues qu’il conviendra idéalement aux hommes mais elles refusent de voir les hommes tels qu’ils sont, indépendamment du système dans lequel ils vivent. Elles négligent la psychologie et la physiologie. Et, lorsqu’elles ont une chance d’être passées à l’épreuve de la réalité, et que le paradis se fait attendre, elles protestent, elles objectent qu’elles n’ont pas été fidèlement appliquées, que ce n’est pas leur faute.

Bien sûr, je fais partie des doux rêveurs qui pensent que certaines vertus citoyennes et relationnelles peuvent croître avec une meilleure instruction, une société plus équitable, un plus grand respect des individus et beaucoup d’autres ajustements. Mais je suis également convaincue que les pulsions violentes, les rapports de pouvoir, les colères, les changements d’humeur, les frottements douloureux entre les individus pour d’innombrables raisons, ne disparaîtront jamais. Et d’ailleurs, je ne voudrais pas d’un monde de gentils béats. Parce que les réalités sont beaucoup plus complexes que « bien/pas bien », parce qu’un défaut, en d’autres circonstances, peut être une qualité, parce que les frottements, pourvu qu’ils soient surveillés, peuvent générer une énergie folle, et parce que ça me va très bien comme ça (si ça, c’est pas un argument !).

On dit, à titre individuel, qu’il faut se comprendre et s’aimer pour être capable d’aimer et de donner. Ne serait-ce pas applicable à la société des hommes ? Si nous apprenions à connaître nos fonctionnements et à accepter, si ce n’est à aimer, la richesse de nos imperfections, peut-être serions-nous capable de renoncer au mythe d’un homme parfait rendu mauvais par le système et de concevoir des systèmes qui tiennent compte de nos aspérités, les régulent autant que faire se peut, sans chercher à nous décérébrer pour les gommer, en veillant à rendre possible une vie collective satisfaisante pour le plus grand nombre dans le respect de l’individualité. En somme, chercher le système le plus juste, le plus respectueux, sans jamais se laisser aller à croire que le reste s’auto-régulera.

Tout un programme… Mais soyons lucides : le paradis n’est pas au ciel, il ne sera jamais sur terre, alors autant le reléguer dans les abîmes, aux archives des mythes et légendes.

N’essayons pas de rendre les lions végétariens. Jetons aux enfers le paradis des hommes parfaits et continuons d’écrire le monde imparfait où chacun pourra loger le plus confortablement possible ses propres imperfections. Et pourquoi pas ?

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