– Et pourquoi pas ?
– Oui, d’accord, mais qu’est-ce que tu proposes de réalisable ?
– Ah ! La bonne excuse ! Quand les hommes ont eu envie de voler, se sont-ils préoccupés de savoir si c’était réalisable ? Pourquoi devrait-ce être différent lorsqu’il s’agit de l’envie de rendre les systèmes politiques plus justes, de ménager la richesse de notre planète, d’organiser le travail de façon plus rationnelle, d’adoucir les rapports humains, d’aiguiser l’esprit critique de chacun, et ainsi de suite ?
– Mais voler, c’était réalisable puisqu’on a su construire des avions !
– Et qu’est-ce qui est arrivé en premier ? qu’est-ce qui DOIT arriver en premier ? le plan de construction de l’avion ou l’envie de voler ?
– Il n’empêche que c’était techniquement réalisable.
– Je ne suggère rien d’irréalisable, « techniquement ». Nulle part je ne dis qu’il faudrait faire pousser chez l’être humain un gène qui l’immunise contre ses mauvais penchants. Pour que l’avion devienne réalisable, il a fallu attendre que les hommes découvrent de nouvelles technologies, puis de nouveaux matériaux. Pour que mes idées deviennent réalisables, il faut attendre que les hommes découvrent qu’ils ont simplement envie de les voir se réaliser, quitte à remettre en cause des acquis de longue date.
– Ce n’est pas un peu prétentieux, ça, que de penser que l’humanité doit mûrir pour prendre conscience que tu détiens les clés de son bonheur ?
– L’humanité pensera bien ce qu’elle voudra, y compris que je suis prétentieuse parce que j’ai des idées (et même parfois des convictions) que je défendrais face à l’unanimité s’il le fallait, y compris que je dois être malade ou ignoblement suffisante d’oser prétendre qu’elle, l’humanité, agit souvent contre son propre intérêt et que j’ai parfois mon idée propre sur cet intérêt, d’autant que cet intérêt est aussi le mien.
– Qu’espères-tu seulement ? C’est bien beau, tes idées, mais finalement, presque tout le monde souhaite cette « vie meilleure » pour laquelle tu plaides si naïvement ! Si les choses ne se passent pas comme tu les voudrais, il doit bien y avoir une raison, non ? Celle-là même qui fait que tu as envie de voler mais que tu ne proposes aucun plan de construction, peut-être ?
– C’est vrai, je n’ai pas les plans. J’ai tout juste quelques idées sur la forme des ailes et du train d’atterrissage mais mon avion n’est pas prêt à voler. Seulement, je sais que je ne suis pas la seule, loin de là, à réfléchir à ces plans. Je sais aussi que beaucoup d’autres aimeraient voler mais ont renoncé dès le départ à esquisser des plans parce qu’on leur a dit depuis des générations qu’un homme ne vole pas. Ou encore parce qu’ils roulent en voiture et qu’ils essaient de coller des ailes sur les flancs de leur bolide et que, bien sûr, ça ne marche pas. Parce qu’ils sont tellement habitués à leur quatre roues, persuadés que c’est le seul moyen viable de se déplacer, qu’ils refusent d’envisager un instant qu’il peut être incontournable de casser la voiture pour enfin construire l’avion. Il y a parfois des idées qu’il serait simple de mettre en œuvre à la condition de remettre en cause des cadres profondément enracinés.
– Admettons (que je sois d’accord ou non) que l’humanité doit révolutionner ses modes de pensée et de fonctionnement et qu’elle n’y parvient pas. Toi, que fais-tu de plus pour ce grand chamboulement que ceux qui ne font rien ?
– Je ne prône aucune révolution, je ne suis pas un prophète nouvelle mode. Je rêve que d’innombrables individus (et non des foules) s’autorisent à imaginer. Surtout, surtout, je pose ces questions : quelles sont ces contraintes qui nous interdisent ou par lesquelles nous nous interdisons d’envisager d’autres possibilités ? Par qui et pourquoi nous sont-elles imposées ? C’est du moins le sens du « pourquoi pas ? » qui conclut chaque observation ou divagation, chaque crainte, chaque critique ou colère, chaque suggestion que je livre.
– Je peux me faire l’avocat du diable, alors : puisqu’à t’en croire l’humanité se nuit et va jusqu’à détruire sa planète, à quoi bon ?
– C’est l’orgueil de l’animal qui refuse de se laisser porter par le courant sans se débattre quand il se noie, je suppose. Je ne volerai jamais, mais je ne compte pas me noyer sans faire auparavant quelques bulles.
– Mouais. Si ça peut te faire plaisir, pourquoi pas…