Tu me manques tu me manques tu me manques…
Mars 2002
…tu m’as tellement manqué. Et maintenant ? Maintenant, je me retourne encore ou enfin sur quelques lignes, une page froissée, et plus de quatre mois, sans compter la dizaine qui m’avait fait en arriver là.
Et qu’est-ce que ça me dit ? Des banalités, forcément, beaucoup. Du genre : tu as été bien naïve, ma pauvre fille, dit le petit diable, mais non, tu savais bien au fond de toi, répond le petit ange. Et pendant que les deux crétins se chamaillent, et à qui la faute mais y a-t-il seulement une faute et cætera, il y a ce qu’il me reste d’envie d’y croire qui marmonne que quoi qu’il en soit ça a bien assez duré et cætera. Et dans ce brouhaha, qui écouter ? Chacun son tour, un peu de discipline ou on ne s’en sortira pas !
Naïve, a dit le diablotin, qu’il explicite ! Ben oui, naïve d’avoir pensé pouvoir tirer quoi que ce soit de ce gars-là. Intervention du petit ange ? Oui… mais naïve, certes pas ! Pas d’illusion de vie à deux, un peu d’espoir, soit, mais pas vraiment d’illusion. Et puis, il y avait bien quelque chose à en tirer, du gars, tant que ces deux-là se voyaient encore et qu’ils partageaient encore un peu, y compris les espoirs cultivés, savamment, des deux côtés ! L’angelot verdit en s’entendant raisonner. C’est pas vraiment de la naïveté, de prendre les miettes en espérant le gâteau qu’on n’aura jamais… si ?
Le diablotin jubile, dirait-on. De la naïveté, de perdre son temps à prendre sur soi en ravalant ses désirs et son amour propre, doublée d’une bonne dose de masochisme, oui ! Elle y a cru, et trop longtemps, encore ! Elle n’y croyait pas, se défend l’asticot ailé, elle savait ! Elle n’y croyait pas même si elle avait une folle envie d’y… Et là, tous les regards se tournent vers le troisième larron, le grand absent du débat, le trop muet pour être honnête : la petite envie d’y croire, celui qui avait connu la grande époque de la « folle envie d’y croire », oui, mais qui au milieu de ses accusateurs s’était fait tout tout petit !
L’accusé se lève ? Qu’il parle ! À vous entendre, gémit le petit bout, tout est ma faute… Je vais peut-être vous surprendre : je ne nie rien. C’est vrai que c’est moi qui ai fait durer le calvaire dans l’espoir de je-ne-sais-quoi d’impossible, sans conteste. Pendez-moi pour ça, si vous le voulez, et pendant que vous y êtes, clouez-moi au pilori de la résignation ! Vouez-nous tous dans un même élan à une perpétuité dépassionnée. Oui, c’est ma faute, toutes ces larmes, ces déceptions, tout, même les colères, les regains déraisonnables d’espoirs voués à crever comme un vieil abcès avarié, tout.
Il y a juste un détail que vous semblez négliger, outre le fait insignifiant que c’est un peu moi qui maintiens toute cette joyeuse troupe en vie, s’entend. Si aujourd’hui doit être en quelque sorte le jour du grand réveil, si aujourd’hui madame en a ras la casquette de prendre des coups de galoche dans l’amour propre et, même, si aujourd’hui elle commence à avoir envie d’y croire pour de vrai, c’est à dire de croire que c’est possible, l’amour, messieurs les jurés, possible avec un autre, et qu’il faut d’abord renoncer à celui-là, qu’il ne mérite pas l’honneur de la torturer sans rien en retour, eh bien si tout ça, chers censeurs, ce n’est pas à vous et vos débats de parlementaires qu’elle le doit, c’est à l’envie d’y croire, c’est à moi !
C’est ce qui vous perd qui vous sauve parfois… Le diablotin a quelque chose à redire ? Oh, tout ce qu’il en dit, c’est que ça prouve rien ! Juste qu’un salaud qui vous jette à l’eau puis vous lance une bouée reste un salaud et qu’on va pas lui dire « merci, l’eau était un peu froide mais j’ai apprécié la baignade », ça non alors ! Peut-être, balbutie l’angelot, enfin peut-être qu’on devrait juste lui dire d’être un peu plus prudent la prochaine fois, non ? Après tout, c’est vrai : il a fait grand tort à la dame mais sans lui tout serait d’un sombre.
La petite envie d’y croire sourit d’un air aussi absent que sarcastique. L’accusé se fout du jury. De toute façon, ce tribunal de guignols ne peut rien contre lui et puis il a bien d’autres clowns à fouetter.
Debout les rêves, l’amour monte !
…tu m’as tellement manqué, pour sûr, mais si ce doit être dommage, maintenant, ce sera dommage pour toi. Désolée.
Mai 2002
Accoudé au comptoir, le petit diable jauge son vieil ami. On en a fait, du chemin, vieille branche, hein ? Vingt années ont passé. Le petit ange s’est quelque peu empâté. Tu l’as dit, bouffi. C’est que le temps n’a pas épargné non plus celui qui a décidé, en toute modestie, de se faire appeler Belzébuth. Dis, t’as pas l’impression, toi, que la demoiselle n’en fait qu’à sa tête depuis un moment ? J’arrive encore à faire le job quand il s’agit de saper son estime de soi, mais quand je lui parle d’amour, on dirait qu’elle fait la sourde oreille. L’angelot ricane. L’autre s’en étonne. Quoi ? Il reprend son sérieux. Non, c’est juste que… je trouve ça mignon, que tu l’appelles encore « la demoiselle » à son âge. Mignon ou… désobligeant, je sais pas. Le démon hausse les épaules. N’empêche… moi, je dis… c’est pu comme avant. À la grande époque, toi et moi, on avait des débats enflammés, à la rendre chèvre. C’était beau… Le petit ange le foudroie de son regard désapprobateur. Ton sadisme te perdra, Lucy. Il sait à quel point son acolyte déteste être appelé comme ça et se délecte de son agacement. Cela dit, reprend-il, c’est vrai que je me sens un peu inutile aussi, transparent.
Ils laissent retomber leurs faces moroses et portent leurs verres à leurs lèvres avec une synchronicité complice.
Entre deux soupirs, le petit diable grogne : Tout ça, c’est la faute à l’autre derviche, là-bas. L’ange tourne le menton et lève un sourcil fatigué dans la direction désignée. Mmm… il me tape sur les nerfs, celui-là…
À l’autre bout du bar, une silhouette spectrale virevolte, tourbillonne, comme une toupie qui aurait découvert le secret du mouvement perpétuel. C’est bien lui, le fantôme de la petite envie d’y croire. Petite, grande à ses heures, folle à l’occasion. Aujourd’hui trépassée, pur esprit refusant de mourir, la petite envie n’a plus qu’une mission : rendre la vie insupportable à ses anciens bourreaux en tournoyant sous leur nez et en labourant leurs oreilles de son refrain strident.
J’avais raison, j’avais raison, j’avais raison, j’avais raison, j’avais raison, j’avais raison, j’avais raison, j’av… ad nauseam.
Le démon se tasse sur son tabouret. Ignore-le. Il fait son intéressant parce qu’il sait qu’il ne sert plus à rien. La demoiselle n’a plus besoin d’avoir envie de croire. Maintenant, elle croit savoir. Percevant dans ces derniers mots une emphase moqueuse, l’ange esquisse une grimace introspective. Elle croit savoir ? Tu pourrais lui accorder le bénéfice de la certitude, sur ce coup-là, non ? Elle en a quand-même bavé pas mal pour en arriver là. Le démon s’apprête à objecter, mais… Je te vois venir, Lucy ! Tu vas encore me dire qu’elle l’a bien cherché. La moue du vieux diable donne une sorte de confirmation en forme de point d’interrogation. C’est à cause de ça, continue l’ange, à cause de toi et de tes récriminations, qu’il lui a fallu tant de temps pour y croire vraiment quand elle a enfin eu des raisons d’y croire. C’est à cause de toi qu’elle a encore dû encaisser avant ça tant de coups de poing, ramasser ses dents sur tant de pavés et de goudrons, convaincue qu’elle était grâce à toi qu’on n’a que ce qu’on mérite.
Le petit diable rabougri se lève de son siège avec le vain espoir de se faire plus grand. À cause de moi ? c’est un peu fort ! Si t’avais pas été là à lui raconter des histoires de princesses toutes ces années… Et gnagnagna… C’est reparti comme en quarante. Il n’y avait qu’à demander.
Mais soudain, tout s’immobilise.
Pour la toute première fois depuis treize ans six mois et quatre jours, le fantôme de la petite envie d’y croire a interrompu sa danse frénétique. Il se tient là, devant eux, figé, moins translucide qu’à son habitude, plus tangible que la réalité elle-même. Il toise alternativement l’un puis l’autre, sans se départir de son sourire franc, écrasant de puissance.
Vous n’avez toujours rien compris. Vous êtes pathétiques. Regardez-moi ! Regardez-moi bien : je ne suis plus la petite envie d’y croire qui s’excusait d’exister, je ne suis plus une banale envie, je suis irréfutable, je suis…
Et il reprend sa valse folle.
Je suis la raison, je suis la raison, je suis la raison, je suis la raison, je suis la raison, je suis la raison, je suis…
Mmm. Semblerait bien qu’on l’ait perdu·e.
Février 2022