Cette chronique est à rapprocher de celle intitulée « Et ils y prendront goût » où j’évoquais l’esprit critique comme outil surpuissant de la pensée.
La mise en mots précède la critique, et l’imprègne encore ensuite. La pensée sera d’autant plus approfondie qu’elle pourra être énoncée avec précision et cette précision requiert une connaissance de la langue.
Il ne s’agit pas de jouer à celui qui sera le plus obscur, le plus imbitable, histoire de montrer comme il est intelligent (tellement que seuls quelques élus peuvent le comprendre). Non. Il s’agit de disposer des mots qui couvrent nos concepts dans toutes leurs subtilités, pour mieux se faire comprendre.
Il ne s’agit pas non plus de se crisper sur un bon parler académique. Une langue vivante se transforme en continu pour s’adapter aux modes de vie et de pensée, et c’est très bien. Sauf quand, avec la plus brillante mauvaise foi, l’argument sert à envoyer valdinguer la connaissance de la langue. Je comprends bien les réactions épidermiques (« combat d’arrière-garde », « laissez la langue faire son chemin », « on s’en fout de bien parler », « l’éloquence est un sport de bourgeois »). Je comprends d’où elles viennent, mais je sais aussi qu’elles sont dans l’erreur. Elles se trompent de cibles. Parce que, c’est vrai, ça n’a aucun intérêt de maîtriser le langage uniquement pour le statut intellectuel et de s’accrocher à des archaïsmes que l’on doit pouvoir remettre en cause. Encore faut-il les connaître pour pouvoir interroger leur raison d’être. Et si je dis qu’il y a erreur sur la cible, c’est qu’en renonçant à maîtriser la langue, on donne le pouvoir à ceux auxquels on croit s’attaquer. Ceux qui la maîtrisent auront toujours le pouvoir.
Car les mots ont un poids, et leur choix n’est pas une question anecdotique. Ils ne servent pas seulement à s’exprimer avec justesse, ils servent aussi à comprendre la pensée des autres et à exister face à cette pensée, plutôt que d’en être seulement victime. Si vous ne possédez pas la langue, c’est elle qui vous possède !
La grammaire et l’orthographe sont des habillages (qui mériteraient sûrement d’être retaillés un peu aujourd’hui, mais ce n’est pas un drame, ça viendra quand nous aurons épuisé quelques générations d’académiciens). Plus important est le sens, la définition dans son acception la plus vaste : l’évolution du signifié avec l’histoire (étymologie et usages), les connotations, le registre, les formules implicites, les manipulations rhétoriques, etc.
Un petit exemple : « les jeunes des quartiers ». Ici, un jeune n’est pas un jeune. C’est un jeune qui a de fortes chances d’être né dans une famille récemment immigrée, plus souvent un garçon, et assez régulièrement un présumé délinquant. Les quartiers ne sont pas des ensembles urbains sur une zone géographique donnée, ce sont des secteurs de banlieue où sont concentrées des populations pauvres. Si l’on vous désigne « la banlieue », on ne vous parle pas de Neuilly-sur-Seine ! Le spectateur sait de quoi on lui parle. Ce qu’il ne sait pas forcément, c’est que le choix des mots n’est pas innocent (sans cause) et certainement pas inoffensif (sans conséquence). Que signifie l’usage abusif du mot « jeune » en termes de défiance des générations vieillissantes vis-à-vis des nouvelles générations ? Cet usage n’est-il pas le symptôme d’un état d’esprit ? N’entretient-il pas en plus cet état d’esprit ? Idem pour n’importe quel exemple.
Les journalistes sont très forts pour reprendre à leur compte et diffuser sans réfléchir des formules toutes faites : « notre invité nous dira ce qu’il faut penser de… » Ce qu’il faut penser ? ? Les politiciens excellent dans l’art des manipulations linguistiques et les journalistes s’empressent de les relayer. Ainsi, le grand marronnier : l’insécurité. On ne devrait pas pouvoir parler du sujet sans prendre le temps de noter l’orientation du mot. Parler d’insécurité ou parler de délinquance n’a pas le même sens. Dans le premier cas, on se place du côté des victimes (réelles ou fantasmées), on joue sur l’affectif, on vous dit « mon pauvre petit électeur, mais oui, je vous comprends ». Dans le second, on parle de faits.
Le langage est complexe. Il y a la connotation de ce que l’on dit, ce que l’on dit à demi-mot, il y a les sentiments que l’on cherche à faire naître insidieusement chez l’auditeur, etc. Comme dans le cas de l’esprit critique, il est utile de pouvoir se demander qui vous parle, quel est son « background » biographique, idéologique, ce qu’il vous dit, comment il le dit et pourquoi, afin de saisir le message dans son ensemble. Comprendre les mots, c’est déjà s’affranchir un peu du pouvoir de celui qui parle. C’est refuser la passivité, engager le dialogue. Comme pour l’esprit critique, un apprentissage est nécessaire. À moins que l’école se soit métamorphosée depuis que j’en ai squatté les bancs, il me semble que l’on y enseigne toujours une langue morte. On vous apprend à décortiquer un texte littéraire académiquement acceptable pour y déceler les assonances, les consonances, les rythmes, les champs sémantiques poétiques. De quoi achever de détourner les élèves de toute passion pour la langue vivante à laquelle ils seront confrontés pendant toute leur « vraie » vie, à la sortie de l’école.
Les cours de français sont exclusivement des cours d’orthographe et de grammaire dans un premier temps, puis des cours de littérature dans un second. La linguistique, la sémantique, l’étymologie* et tout autre outil de compréhension de la langue sont mystérieusement absents…
Dans les écoles de la planète 2.0, les élèves sont initiés à la langue « poétique » (où qu’elle se trouve, y compris dans le discours politique) lors des cours artistiques, entre musiques (classique, jazz, moderne, rock, …), arts graphiques (dessin, sculpture, photographie, …), gastronomie, danse, théâtre, cinéma, architecture et toutes sortes d’options. La langue « politique » (où qu’elle se trouve, y compris dans le discours poétique) est elle étudiée dans les cours de français, et l’on y étudie des sources variées (médiatiques, politiciennes, littéraires, publicitaires, avec exercices pratiques oraux, etc.) pour apprendre à en démonter les mécanismes. Gagner un peu de terrain sur les déterminismes linguistiques, devenir réellement des citoyens, armés de mots. Et pourquoi pas ?
* Il est tellement dommage d’enseigner le latin et le grec à des élèves qui, pour une bonne partie, ne sont là que pour la gloire d’une option profondément élitiste, alors que tous pourraient tirer un si grand bénéfice de l’enseignement des étymologies (essentiellement latine et grecque, d’ailleurs). L’étymologie est bien plus ludique, mais surtout, beaucoup plus utile. Elle vous permet de découvrir par vous-même le sens de nouveaux mots, par un simple jeu de puzzle, qui vous servira toute votre vie durant, alors que vous aurez depuis longtemps oublié vos déclinaisons.