Les paléoanthropologues ont établi que nos ancêtres hominidés ont pu commencer à évoluer au-delà de leurs besoins primaux lorsqu’ils ont eu accès plus facilement à une nourriture riche (crustacés et compagnie, notamment) et surtout, surtout, lorsqu’ils ont pu disposer de temps pour réfléchir. Ils se sont mis alors à concevoir des outils élaborés, perfectionnés, au-delà de la simple nécessité, à développer un sens de l’esthétique. Ils ont tout simplement donné naissance à une culture, inventé des rites et des technologies. L’art a vu le jour. Tout ceci n’aurait jamais été possible s’ils n’avaient développé leur cerveau en accédant à des aliments plus adaptés et s’il n’y avait eu de place dans leur agenda que pour des activités de survie : chasser, copuler, dormir.
Vingt-et-unième siècle ou pas, une chose est sûre : nous sommes toujours des hominidés. À force de moules et de RTT, nous avons troqué nos grottes contre des hôtels particuliers ou des HLM (selon le karma, sic). Je ne vais pas dresser la liste des inventions humaines. Les hominidés des millénaires précédents ont bien travaillé. Certains considèreront peut-être que nous sommes le fruit d’une évolution aboutie et que nous pouvons maintenant nous reposer, manger des hamburgers et passer notre temps libre (pour les chanceux qui en ont) à scruter le néant culturel cathodique plutôt qu’à se faire chauffer les neurones. Je ne partage pas cet avis. Je pense qu’une espèce qui renonce à évoluer est une espèce agonisante.
D’autres penseront peut-être que rien n’arrête une évolution en marche. Alors que l’on m’explique comment un hominidé abruti par un boulot éreintant, ne disposant ni de l’argent pour se procurer une nourriture stimulante ni du temps pour cultiver son intellect, pourrait faire autre chose que chercher uniquement à survivre ? Et comment une somme d’hominidés préoccupés exclusivement de survivre pourrait-elle apporter la moindre évolution à l’espèce ?
Le temps « libre » n’est pas un plus, c’est un besoin vital pour l’individu comme pour l’espèce qui souhaite poursuivre son évolution. En disposer devrait être un droit et le mettre à profit devrait être un devoir.
Bien sûr, il y a une autre possibilité : nous pouvons laisser à quelques bergers chanceux le soin de poursuivre l’évolution du troupeau et continuer d’assommer le gros du bétail. Cette option a un petit inconvénient, toutefois. Il implique que les bergers s’accommodent des incartades du dit troupeau lorsque celui-ci aura des réactions bestiales de survie (sa seule préoccupation, rappelons-le). Combustion automobile, violences aléatoires, parfois dirigées contre lui-même, ingratitude caractérisée au moindre petit sacrifice demandé, etc. Autre petit questionnement : si le troupeau se contente de consommer les fruits de l’évolution apportés par quelques uns, peut-on encore dire qu’il bénéficie en propre de l’évolution ? Qu’il en est ? Tout ceci a d’étranges relents de cynisme et de mépris.
Faut-il revenir sur l’évidence ? Huit heures de sommeil, huit heures de travail (dans le meilleur des cas), le reste (repas, transports, courses, soins hygiéniques, corvées domestiques et autres joyeusetés déduites) ne peut être dévolu qu’à un repos bien mérité. Quelle place y a-t-il alors pour la réflexion, l’invention, la créativité… l’évolution ? Pas des masses.
Constat posé.
Certains ont décortiqué déjà les justifications économiques, sociales, psychologiques, médicales en faveur d’une réduction du temps de travail. (Ceux qui suggèreraient de rogner plutôt sur le temps de sommeil sont priés de sortir immédiatement !) Surproduction, conflits sociaux, paupérisation, maladies du travail, précarisation… ils vous expliqueront tout ça mieux que moi.* Et ces analyses, ces témoignages pèsent leur poids à eux seuls. Mais ce que je dis moi, c’est que la justification philosophique est la plus impérieuse. Nous devrions tous aspirer à jouer un rôle dans l’évolution de l’espèce et à plus forte raison aspirer à notre évolution individuelle. Pour cela, il nous faut du temps, et du temps de qualité. Avant tout, il nous faut prendre conscience définitivement qu’il ne s’agit pas d’un caprice mais bien d’une nécessité. Alors nous pourrons revendiquer l’inscription, au rang des droits humains élémentaires, du droit à disposer de temps libre incompressible. Pour les amateurs, je n’aurais pas d’objection à y ajouter un codicille concernant la ration de moules assurée à chacun. Bon, et pourquoi pas ?
* On peut lire sur le sujet L’éloge de la paresse, de Paul Lafargue, Travailler moi jamais, de Bob Black, ou voir Attention danger travail, de Pierre Carles, par exemple. Il y en a probablement beaucoup d’autres mais ma culture a ses limites, faute de temps (on a la mauvaise foi qu’on peut).