Désir d’enfant, désir de parents


luge abandonnéeSi vous êtes en âge d’être parent mais ne l’êtes pas, vous avez inévitablement été interrogé(e) sur ce choix, a fortiori si vous êtes une femme. Si vous avez mis vos gonades au travail, bizarrement, l’interrogatoire vous sera épargné. Le désir d’être parent ne pose pas question, il est la norme. En soi, une question qui ne pose pas question doit mériter que la question soit posée. Je la pose donc, innocemment : pourquoi désirer un enfant ?

Il ne s’agit pas, bien sûr, de désirer l’être à venir pour ce qu’il sera puisqu’il est impossible de savoir a priori qui il sera. Il s’agit donc de désirer procréer, se reproduire, avoir un enfant, faire un enfant. Le plus souvent, le futur parent ne se pose pas la question. C’est un « truc qui ne s’explique pas », un désir profond qui vient de nulle part… Oui, bon. Sur la base de ce que j’ai entendu et de ce que j’ai observé, il ressort quelques explications principales, même si elles ne seront jamais formulées telles quelles, bien évidemment : le désir d’éternité, le désir de normalité, l’appel de la nature, le désir ou besoin de perpétuer l’espèce.

Désir d’éternité ? Fantasme, plutôt, reposant sur la double illusion que l’enfant serait une sorte de prolongement organique et spirituel de ses parents, d’une part, et qu’il perpétuera inéluctablement la transmission en se reproduisant à son tour pour assurer l’immortalité de la « lignée ». Sur ce dernier point, bien sûr, la fragilité de la stratégie n’est pas à démontrer : sauf à produire une portée abondante pour accroître les chances qu’au moins l’un des enfants consente à poursuivre l’ouvrage, aucune garantie de retrouver le désir d’être parent chez son enfant. Et quand bien même… L’enfant n’est ni un clone ni une variante de son parent qui permettrait à celui-ci de persister au monde. Il est le résultat d’un jeu de dé génétique, où les dés ont une multitude de faces, et d’un vécu bien distinct de celui de son parent. (Sans compter que des parents, génétiquement, il en a deux ! Et spirituellement, oh…) Quelle sorte d’éternité conférez-vous à ces aïeux dont vous ignorez absolument tout ? Point d’éternité, donc. Seulement, des esprits qui décidément refusent en toutes choses de se résigner à l’éphémère, phobiques qu’ils sont de l’insignifiance.

Désir de normalité ? Quoi de plus classique, de plus banal, que ce désir de se conformer à la norme sociale ? Il y a sans doute des explications plus subtiles à cela, mais il me semble que ce désir se comprend déjà, rien qu’en surface.1 Car si notre culture feint parfois de valoriser l’originalité, c’est en réalité pour mieux condamner la réelle contestation, l’anormalité. Il est donc basiquement inconfortable de faire l’économie de la normalité. Et selon le caractère qui se charge de l’assumer, l’inconfort peut aller d’un picotement intellectuel (parfois même stimulant) jusqu’à une souffrance profonde. « Entrer dans la norme » permet de s’épargner les justifications et l’élaboration de mécanismes d’auto-préservation, car la norme sociale, comme tout système verrouillé, peut aussi contre-attaquer lorsqu’elle se sent menacée. S’épargner donc d’avoir à « réfléchir » (remettre en cause, quelle que soit la conclusion) et à se défendre, être tranquille. La normalité, puisque reconnue par la majorité, est également un moyen simple de se valoriser aux yeux du plus grand nombre (et de soi-même) en assumant le rôle que l’on attend de nous. Peu importe qu’au passage soient broyées les individualités.

L’appel de la nature ? De longue date, la procréation est une conséquence inévitable du coït, une fatalité imposée à nos corps par les mécanismes de la vie même, par nos cellules. Nécessité imposée d’abord à la femme, qui porte l’essentiel de la charge (grossesse, allaitement), nécessité que la femme assujettie impose naturellement aux autres femmes2, puis aux hommes dans une moindre mesure. S’ensuit tout naturellement le « faire de nécessité vertu ». Sauf que, voilà, nous avons (certes depuis peu) prise sur notre fécondité, du moins ici. La contraception est, il me semble, l’une des plus grandes révolutions dans l’histoire de l’humanité. Elle devrait modifier radicalement notre conception de la sexualité, de l’être femme, de l’être homme, du rapport entre les sexes, de nos sociétés et de la vie même. Tout se passe pourtant comme s’il ne fallait pas se poser ces questions. Nous utilisons la contraception pratiquement comme un gadget, passivement, sans vouloir réfléchir aux possibilités qu’elle pourrait offrir. Nous nous contentons d’observer lascivement les changements qui se produisent d’eux-mêmes. Et j’irai jusqu’à dire que, chez un certain nombre de femmes, il y a encore une forme de culpabilité à contrarier les plans de la nature, de leurs cellules et, de fait, un certain soulagement lorsqu’elles consentent à lui redonner ses « droits ».3

La perpétuation de l’espèce ? En d’autres termes, l’instinct de survie individuel transposé à l’échelle de l’humanité (qui par ailleurs met tout son cœur à s’entre-zigouiller sous le moindre prétexte), l’impératif démographique. Il y a un parti pris, là (l’être humain est une merveille qu’il faut à tout prix préserver et faire proliférer) que la dite-cynique en moi serait tentée de discuter, mais je m’abstiendrai.4 En admettant que la survie de l’espèce soit nécessaire et/ou souhaitable, les courbes démographiques ne donnent pas franchement matière à inquiétude. Une certaine retenue pourrait même nous être bénéfique de ce côté-là si nous envisagions un jour de préférer la qualité à la quantité. Et, en l’absence de menace, il est quoi qu’il en soit hypocrite de convoquer la loyauté de l’individu à son espèce pour lui faire mener une lutte qui n’a pas lieu d’être.

Plus triste, peut-être, que le désir d’éternité, de normalité, de soumission à la nature et d’implication dans la survie de l’espèce, il y a chez certains au niveau individuel le comblement d’un vide créatif. Il n’est pas rare d’envisager son enfant comme l’œuvre de sa vie, la création ultime. Sans parler du pouvoir abusif que s’accordent ces parents sur l’être de leur enfant, je vois là-dedans un constat plutôt désespérant sur le droit à la créativité. Il est déjà regrettable que la société vous accorde, par la parentalité, une raison d’être, de fait (il y a tout de même d’autres rôles à jouer). Mais il est encore plus affligeant que certains en fasse, « faute de mieux », leur seule raison d’être, existentielle, philosophique oserai-je dire.5 Parce qu’il leur semble qu’ils n’ont rien d’autre, de « substantiel » à apporter au monde et à leur propre existence. Mais ils sont soulagés, ils ont « fait » quelque chose qui a du sens. Ah ? Quel dommage.

Bref, toutes les explications sont fumeuses. Comme évoqué en note, la seule explication véritable du désir de procréer, c’est le plan machiavélique de nos cellules, qui sont prêtes à tout pour assurer leur propre petite éternité. Mais nous ne sommes pas tenus de leur laisser le dernier mot. Que ceux qui en ont envie se reproduisent, parfait. Que l’on soit en droit de s’interroger sur la vraie nature de ce désir, c’est bien aussi.

Je rêve de ma planète 2.0 où l’enfantement n’est plus ni normalité ni nécessité. J’imagine que, dans une société où femmes et hommes seraient entièrement affranchis (l’un de l’autre et d’eux-mêmes), où la maîtrise biologique serait étendue à tous et affinée, où la mesure des impératifs démographiques serait prise sereinement et rationnellement jusqu’à obtenir un contrôle sensé, la procréation deviendrait un loisir pour les amateurs et/ou une tâche sociale concernant une minorité… et je pense qu’on ne se presserait plus autant pour occuper le poste ! Mais sur cette planète, la médecine a réduit considérablement la charge physique de l’enfantement et l’éducation des nouveaux arrivants est devenue l’affaire de tous, ce qui en allège également de beaucoup le poids et la rend accessoirement plus saine pour les premiers concernés, libérés du joug familial. Sur 2.0, nous aimons moins faire des enfants, mais nous aimerons mieux nos enfants. Et pourquoi pas ?

 

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1. On peut, on doit, s’interroger sur l’origine et la raison d’être de la norme établie (le devoir de procréation, en l’occurrence), mais le sujet mérite des développements et nécessite qu’une chronique spécifique y soit consacrée.

2. C’est une logique récurrente : la victime met toute son énergie à s’assurer que les suivants deviennent victimes à leur tour, parce que « quoi, il n’y a pas de raison que je sois seul(e) à avoir souffert ; puisque j’ai dû lutter pour survivre à ça, je ne veux pas que ce soit plus facile pour les autres ». On retrouve cela dans d’innombrables situations, notamment chez certains méritocrates qui ont pris l’escalier social parce que l’ascenseur est toujours en panne et prêchent ensuite la vertu de l’effort comme personne. On le retrouve également dans des pratiques de mutilations sexuelles et dans divers rites de passage. Rares sont ceux chez lesquels un déclencheur permettra d’enrayer la machine.

3. Cette vision, à mon sens, n’est pas sans rapport avec la mode américaine de la chasteté (l’abstinence plutôt qu’une sexualité saine, avec les moyens disponibles de protection contre les MST et les grossesses non désirées). On y parle beaucoup de pureté (le corps est sale, bien sûr) mais aussi de « se préserver ». Se préserver pour quoi ? Pour son destin de femme soumise et de mère, dans la plus pure tradition de ses aïeules.

4. En fait, non, je n’ai aucune parole : je ne m’abstiendrai pas. Les cellules vivantes s’appliquent à persister dans le temps. Pour cela, elles se reproduisent (car la génération spontanée, ça marche mal). En l’absence de contraception, chez les autres espèces vivantes, il leur suffit de laisser faire les bons vieux mécanismes de la reproduction qu’elles ont mis en place depuis longtemps. Chez nous, êtres humains, la contraception est venue contrarier ces roulements. Il faut contourner le problème. Heureusement, un être qui trouve son espèce merveilleuse sera plus prompt à la perpétuer. Merveilleuse, elle est, donc. Le philosophique, le psychologique et le social prennent le relai du biologique pour mieux en continuer l’œuvre. Qu’elles sont balaises, ces petites cellules !

5. Beaucoup diront comprendre qu’un artiste, un penseur, un « grand créatif » puisse, éventuellement, ne pas souhaiter avoir d’enfant (les traditionnelles accusations d’égoïsme ne sont pas loin, ceci dit). Un quidam, lui, devra justifier de ce qui prend tant de place dans sa vie, de ce qu’il a de « si important à faire » pour ne pas avoir la place pour cette création ultime… Et il restera suspect.

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