« Esprit critique : esprit qui n’accepte aucune assertion sans contrôler la valeur de son contenu et son origine. »
(in Trésor de la langue française)
Autant accumuler en mémoire des sommes de connaissances peut être rébarbatif, autant confronter les nouvelles connaissances à l’articulation du raisonnement est un jeu de l’esprit stimulant et fécond. Bien, mais à quoi ça sert, tout ça ? À exister par soi-même, à produire des idées, à se préparer à recevoir celles des autres et, accessoirement, à se défendre contre elles.
Un célèbre proverbe dit à peu près ceci : à celui qui a faim, mieux vaut apprendre à pêcher que donner du poisson. L’esprit a besoin de se nourrir. À l’instar de l’estomac, il aura bien plus à gagner à apprendre comment se nourrir seul qu’à recevoir de l’information prémâchée. Trois possibilités s’offrent à nous :
Nous pouvons nous satisfaire de notre ignorance, par peur de la montagne à gravir, par inconscience (ah bon ? une montagne, dites-vous ? où ça ?), par habitude, ou pour toute autre raison.
Nous pouvons emmagasiner une infinité de données, avalées tout cru, et les recracher dès qu’il est fait allusion à quelque chose s’en approchant ; cela fait de splendides érudits, admirablement idiots (cette montagne ? formée au début de l’ère primaire, composée de couches calcaires…).
Ou nous pouvons nous lancer doucement à l’assaut, humblement et fièrement, en commençant par apprendre à reconnaître la montagne pour ce qu’elle est. Avec ses pièges, ses beautés, sa vie propre et la logique qui régit l’agencement de ses composantes, pour être capable demain de gravir n’importe quelle autre montagne.
Trêve de métaphore !
Bien sûr, je refuse de croire que les deux premières possibilités présentent le moindre intérêt pour un être qui souhaite être au monde davantage qu’une amibe ou un chien de cirque. Comment envisager la troisième ?
Une clé, une seule : l’esprit critique.
La matière première est partout : dans le JT, au détour d’une série télévisée, dans une émission de radio, dans un prospectus, entre les lignes d’un discours politique, dans un débat entre amis, partout. Aucun dialogue, aucun texte n’est exempt de sens, de connotations, d’orientations. Des messages sont distillés en continu autour de nous. Quelle est la morale de cette série policière ? Qui nous est présenté comme « le gentil », « le méchant » ? Par qui ? Pourquoi ? Quelle est sa culture ? Et moi-même, qu’est-ce qui m’amène à juger telle situation de telle ou telle façon ? Puis-je envisager qu’elle ne serait pas ce que je crois ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Et cætera.
Quant à la méthodologie, la définition du dictionnaire citée en exergue la résume très bien : que me dit-on réellement ? Qui me le dit ? Prendre du recul sur le propos, ne jamais rien prendre pour parole d’évangile, chercher à contester en argumentant même si c’est pour finalement valider, comprendre d’où vient celui qui me parle et quels sont ses intérêts, puis donc en quoi ces intérêts influencent ses déclarations. Chercher à confronter ces mots-là à ce sur quoi j’ai déjà réfléchi par le passé. Tout cela s’apprend. La zététique, notamment, a développé de nombreux outils pour nous y aider. Pour comprendre les biais, ceux des autres autant que les nôtres. Biais de raisonnement, biais de perception, etc.
Le terrain d’apprentissage, malheureusement, se limite aujourd’hui à l’environnement personnel, familial ou amical, de chacun. Occasionnellement, les allusions ironiques d’un prof zélé pendant un cours de Français ou de philo pourront éveiller des élèves déjà sensibilisés. Tout le monde n’a cependant pas la chance de bénéficier de ces encouragements. Et ce n’est la faute de personne. Mais ce n’est peut-être pas une fatalité. L’esprit critique s’apprend ? Enseignons-le ! Ne serait-ce qu’une heure par semaine pendant les années collège/lycée et même avant… Une toute petite heure de rien du tout. L’esprit critique a surtout besoin d’être « enclenché ». Ensuite, très vite, il s’alimente de façon autonome. Et contrairement à d’autres enseignements, celui-ci ne s’oublie pas, il croît à vie. Sans compter qu’il favorise les autres. Effet boule de neige.
Bien sûr, on peut penser que ça n’arrangerait pas tout le monde d’encourager ainsi la majorité acheteuse/voteuse à penser et à ne plus rien gober sans poser de questions*, mais… allez, nous ne sommes pas obligés de leur dire ! Nous pourrions commencer par faire ça clandestinement, dans des ateliers de quartier, autour d’un verre dans un bistrot, auprès d’un(e) ami(e) au travers des bavardages habituels.** Cette approche a forcément l’inconvénient de rester beaucoup plus élitiste, mais si elle permet d’amener à faire chauffer quelques neurones, c’est toujours ça de gagné, et peu à peu, ces neurones-là pourraient être des voix supplémentaires plaidant pour l’instauration généralisée des cours d’esprit critique, pour donner cette même chance à d’autre qu’eux. Et pourquoi pas ?
* Je ne crois pas qu’il y ait une conspiration politico-économique contre l’émulation intellectuelle de la majorité, je pense qu’il y a des intérêts que cette émulation contrarierait, et c’est ma foi assez différent. Les théories de conspiration sont souvent le reflet d’une certaine paresse de l’esprit. C’est tellement plus simple de s’imaginer quelques hommes en noir tirant les ficelles dans l’obscurité. Vision assez proche des vaseuses justifications religieuses à la complexité de notre monde. La vérité, à mon sens, est beaucoup plus complexe qu’une vulgaire conspiration et pas forcément plus reluisante. Je pense pour schématiser dangereusement qu’il y a des systèmes, des multitudes d’intérêts, ceux des personnes, mais surtout ceux nécessaires à la survie des systèmes en place, et la passivité de ceux qui participent aux systèmes sans en comprendre le début du fonctionnement, sans parler de leurs raisons d’être ! Mais je digresse…
** Depuis l’écriture de cette chronique, il y a quelques années déjà, j’ai eu le plaisir de constater un certain essor de la pensée critique, notamment sur Internet, avec des pages, blogs et chaînes vidéos diverses (popularité soudaine, quoi que relative, de la zététique, notamment). Des velléités médiatiques également. Et quelques initiatives intéressantes de profs. Mais nous sommes encore loin d’une inscription au programme de cours obligatoires, structurés entièrement autour de la pensée critique, pour donner aux futurs citoyens les outils d’un art du doute rationnel. Toute la différence entre le doute qui vous fait sombrer dans le conspirationnisme à la moindre pichenette (le « doute » passif, obscurantiste) et celui qui vous éclaire sur le chemin d’une pensée autonome (le doute actif, éclairé).
Malheureusement, les voix de la déraison sont toujours les plus bruyantes et se clonent à un rythme exponentiel. Il reste donc beaucoup… beaucoup à faire.
1 réflexion au sujet de « Et ils y prendront goût »