Famille, l’étau de l’inconditionnalité


ours enchaînéL’amour filial est inconditionnel. On ne choisit pas sa famille, mais on l’aime, on n’y peut rien, comme un chien aime son maître, qu’il le bichonne ou qu’il le batte. Nous aimerions le croire. Nous avons besoin de le croire. Pourquoi ? Peut-être parce que déraciner les pilotis de l’inconditionnalité reviendrait à détruire irrémédiablement le modèle familial tel que nous le connaissons et parce que nous ne nous sentons pas prêt pour un tel bouleversement. Dommage.

D’autant plus dommage que ces fondations si essentielles reposent sur un doux mensonge aux conséquences… déplorables. L’amour filial est inconditionnel ? Qu’es aco ? Aimer sans condition, ou qu’elles que soient les conditions, les membres de sa famille et plus particulièrement ses parents et ses enfants (les mésententes fraternelles ou de lointain cousinage étant plus facilement tolérées). Et pourtant, combien « d’excommunications familiales » dues par exemple à un coming-out indigérable, à une union mixte, à des divergences d’opinion jugées insurmontables, et j’en passe ? Pas si inconditionnel que ça, alors ? Mais si, car les ruptures sont vécues dans la culpabilité, le regret, parce que ce n’est pas normal, on devrait s’aimer et s’accepter par la simple magie du lien de parenté.

Et cette filiation, quoi qu’est-ce ? Le lien ne peut être réduit à la génétique ; l’adoption, ça existe ! De l’amour pur ? Pardon, je refuse de croire que l’amour soit une création spontanée, ex nihilo. Il faut apprendre à connaître pour commencer à aimer. Ce qui vaut pour un ami vaut pour un parent. Et on peut ne pas aimer ce qu’on apprend à connaître. On peut ne pas aimer son enfant (horreur et damnation, qu’ai-je dit là ?), on peut ne pas aimer son parent. Mais ce lien si particulier, alors… ? Un décret initialement unilatéral du parent qui décide d’assumer la responsabilité d’un enfant, de prendre soin de lui, de le nourrir physiquement, socialement, affectivement et spirituellement (dans l’idéal) et a minima d’assurer sa survie. On prend pour de l’amour ce qui n’est au départ que la satisfaction d’une certaine forme de générosité (tout à fait honorable mais jamais aussi altruiste qu’on le prétend) ou, moins reluisant, la jouissance d’un pouvoir avec, surtout, l’illusion neuve d’un amour inconditionnel comme rémunération. (Cynique ? oui, si c’est le nom que l’on donne au refus des illusions.) Il reste que le décret est probablement utile pour le nouveau-né encore peu capable de choisir (peu capable ne signifie pas incapable). Mais alors, il faudrait, pour être juste, évoluer dès le début, progressivement mais irréversiblement, du décret vers le contrat. Avant, bien avant, d’arriver à l’abus d’autorité qui fait de l’inconditionnalité son arme première. Le caractère unilatéral du décret infantilise, culpabilise et crée des névroses totalement injustifiables lorsqu’on se retrouve à passer une vie à accepter de n’avoir pas aimé assez inconditionnellement un enfant ou un parent.

Bien sûr, on pourrait commencer par œuvrer à changer ce rapport filial, mais il serait sans doute plus honnête de repenser directement, frontalement, le concept de la famille, étouffant, névrosant. Un enfant pourrait être, dès sa naissance, un individu et un citoyen en construction, et non plus seulement la digne descendance de ses parents. Il pourrait se distinguer, être distinct. Ne plus appartenir à ce clan mais à une communauté plus large.

La famille est un espace de non-droit dans la société des Hommes. Hiérarchisée, oligarchique, archaïque, autoritariste. Bien sûr, il est légalement interdit de faire violence sur qui que ce soit, y compris au sein de la famille. Mais où mieux qu’au sein de la famille, la violence peut-elle être gardée secrète. Sans compte qu’il existe plus d’une forme de violence. L’abus d’autorité n’est pas la moindre.

Oui mais… oui mais… on a besoin de la famille pour l’affection qu’elle nous apporte, pour les règles qu’elle nous inculque ! Oui, nous avons besoin de tendresse, d’encouragements, besoin d’apprendre les règles de la vie sociale, oui. Pour autant, la famille est-elle seule capable de s’acquitter de ces tâches ? En est-elle même toujours capable ? Que certains soient satisfaits et même heureux de leur famille excuse-t-il que les autres doivent se résigner à subir la leur ?

La filiation est un clan, un élément de définition sacré de l’individu, qui inhibe l’individualité.

Alexandra David-Néel proposait dans ses écrits de jeunesse de fournir une solution communautaire généreuse aux parents qui sont dans l’incapacité matérielle et/ou affective, partielle ou totale, d’assumer l’éducation de leurs enfants. Je la suis sur ce point et j’ajoute de ma petite voix qu’il s’agit également d’offrir une solution décrispée aux enfants qui n’ont pas la capacité d’assumer l’éducation de leurs parents. L’idée ne consiste pas à couper tout lien entre les affiliés mais de leur permettre de respirer en faisant intervenir des personnes extérieures au clan. Ils peuvent continuer à se voir, ou décider plus tard de vivre à nouveau ensemble, et ils peuvent découvrir qu’ils sont capables de s’apprécier comme on peut apprécier toute personne qui a traversé notre vie à un moment donné, ni plus ni moins.

Élargir l’horizon, voilà de quoi il est question. Je ne prône pas la dissolution dictatoriale des liens, j’aspire à rendre le choix à chacun et à enrichir les liens en multipliant les occasions. Ceci n’est possible qu’en faisant exploser la cellule familiale telle qu’elle est, en l’ouvrant sur le monde et en renonçant à son pouvoir absolu, à la « propriété » filiale.

Sur la planète 2.0, il n’y a ni obligation ni impunité familiale. Un enfant peut être élevé simultanément ou successivement par un nombre illimité de personnes, famille, amis, institutions, il peut voyager socialement et s’enrichir de la multiplicité des relations qu’il tisse, trouver l’affection et la tendresse ailleurs que chez ses géniteurs, apprendre le respect et découvrir ses sensibilités là où il les trouve, par le hasard des rencontres, parce que la parole familiale n’a plus de valeur sacrée. Et, croyez-le ou non, tout cela n’a rien de déstructurant, bien au contraire. Les liens sont toujours complexes, fluctuants, mais ils sont sincères et choisis, donc constructifs.

Pilotis ou clé de voûte, l’inconditionnalité de l’amour filial est à mon sens le seul point de résistance à l’effondrement de la filiation dans ce qu’elle a de plus aliénant. J’ai la faiblesse de croire que le simple fait de renoncer à croire à ce mensonge suffirait à donner une inflexion décisive à nos fonctionnements en la matière. Ne pourrait-on au moins s’interroger un peu sur la raison d’être de ce mensonge ? Pourquoi avons-nous besoin d’y croire ? Nos vies seraient-elles moins intéressantes, moins belles, moins viables si l’amour était un choix, un contrat renouvelé, y compris dans l’enceinte filiale ? Ne pourrions-nous pas poser quelques conditions à l’amour filial ? Non ? Et pourquoi pas ?


Notons que cette conception de la sacro-sainte unité familiale n’est pas une pure abstraction. Pour ne prendre qu’un exemple entre mille, c’est en son nom notamment que la justice décidera par défaut de renvoyer certains enfants maltraités (ou mal traités) dans le giron familial (c’est, paraît-il, l’article 1 de leur mission : faire le maximum pour ne pas séparer l’enfant de sa famille ou l’y renvoyer le plus vite possible). Pourquoi ? Parce que, sauf preuve incontestable de sa dangerosité physique, la famille reste (considérée comme) le cadre idéal pour l’épanouissement de l’enfant. Par défaut, la famille est insurpassable.

La justice (ou le politique, d’ailleurs) n’a rien à dire sur ce qui se passe dans le cadre privé, lorsque les relations qui s’y jouent sont librement choisies. Le choix… Choisit-on sa famille ?

On pourrait croire qu’il suffirait de demander leur avis aux enfants, de réhabiliter leur parole. Oui, mais. Ce serait négliger une conséquence majeure de ce modèle familialiste : la loyauté, cette construction issue de la dépendance, parfois teintée de peur, parfois vécue, intégrée, comme une adhésion volontaire au clan (voir à ce sujet les questions de l’individualité). C’est cette loyauté qui contraint certains enfants au silence. Pour autoriser leur parole, le cadre doit d’abord changer.

Enfin, n’oublions pas que nous raisonnons dans un environnement géographiquement, historiquement et culturellement centré sur notre petit « occident ». Nous aurions tout à gagner à nous intéresser un peu plus aux autres modèles existants ou ayant existé, qu’ils nous plaisent ou non. Ne serait-ce que parce qu’ils nous disent que les choses peuvent être différentes. Mais également pour étudier aussi scientifiquement que possible les conséquences de ces différences. Ce qui pourrait au passage nous aider à évaluer les conséquences d’autres changements…

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