Le sujet peut sembler anecdotique et pourtant il est loin de l’être. La dictature de l’épilation est un symptôme apparemment futile mais incroyablement significatif de la persistance déniée de l’asservissement du corps en général, et du corps de la femme en particulier car même si la « mode » commence (ou recommence) à affecter certains hommes, eux ont encore le choix, là où les femmes ne l’ont pas le moins du monde. Intolérable.
Au rang des justifications, on parle d’esthétique. Les poils d’un chien sont beaux, l’aisselle velue d’un homme peut être sensuelle, mais celle d’une femme serait répugnante ? Le jugement n’est pas esthétique, il est idéologique. Elle est négligée, elle ne prend pas soin d’elle, elle n’est pas féminine (ah ? qu’est-ce donc qu’une femme ?) et, la vilaine, elle ne respecte pas la sensibilité des autres ! Car les autres n’ont pas envie de voir ce corps « hors la norme » (qui les renvoie peut-être inconsciemment à leur propre soumission à cette dictature : si je m’impose une maltraitance sous des prétextes forcément malhonnêtes, je ne peux tolérer qu’une autre s’en affranchisse et je retourne ma frustration contre elle ; c’est une mécanique que l’on retrouve sur bien des tableaux [cf. la maternité]). Bref, l’argument esthétique est une construction a posteriori. Est devenu beau ce qui est devenu banal, normé et normal, ce qui ne bouscule pas les habitudes acquises. Je reviendrai plus bas sur l’appréciation idéologique qui participe largement au jugement prétendument esthétique.
Autre justification avancée : l’hygiène.* Le doux mensonge que voilà. Les poils ont des fonctions de régulation de l’humidité, de perception des sensations, d’excitation sexuelle, etc. Les créationnistes devront se rendre à l’évidence : leur dieu les a créés avec des poils. Quant à ceux qui pensent que la terre est ronde, eux aussi devront se rendre à l’évidence : la sélection naturelle n’a jamais jugé bon de supprimer les poils, elle s’est contenté d’en raccourcir certains, mais à l’exception de nos paumes, nos corps sont toujours recouverts intégralement de poils ! C’est donc qu’ils remplissent des fonctions utiles. Non seulement, nous nous privons par l’épilation de ces fonctions-là, mais nous le faisons au nom d’avantages qui ne tiennent pas. Je conseille la lecture du site du MIEL (voir note de bas de page) pour un démontage en règle des arguments fallacieux en faveur de l’épilation. Qui plus est, les arguments hygiéniques plaideraient plutôt pour le poil lorsque l’on sait que l’épilation favorise entre autres les infections et agresse la peau.
Troisième justification : le confort. En admettant que certains préfèrent le contact d’une peau imberbe (ce qui reste contestable car le poil non mutilé est doux, mais admettons), de quel côté penche la balance du confort si l’on met en regard l’inconfort des irritations, la douleur de l’épilation elle-même, le coût non négligeable des produits et du matériel nécessaire, le temps considérable perdu à éradiquer l’ennemi, la diminution des sensations (dont on finit par perdre toute conscience) et le regard dépréciateur que toute femme porte en permanence sur son corps (car il en reste toujours un, et ils repoussent si vite, et je suis imprésentable avec ces petites vermines… la femme épilée est contrainte de se surveiller sans trêve, et si l’épilation est supposée la soulager en lui redonnant l’estime d’elle-même, c’est donc qu’elle n’aime pas son corps tel qu’il est ; l’opération doit être perpétuellement recommencée pour fuir ce regard de haine d’elle-même).
Il y a, pour finir, un concept qui écrase tous les autres : la pureté. Il semblerait que l’épilation ait été associée à une notion religieuse de propreté du corps. Ce n’est pas nouveau, les religions ont toujours préféré le fantasme de l’âme à la réalité du corps. Mais la notion de pureté est récupérée très largement hors du contexte religieux (nos cerveaux restant bien imbibés du passif religieux). Qu’on parle de pureté ou de propreté, il ne s’agit bien sûr plus d’hygiène, mais d’une « propreté idéologique ». Le corps est sale, il faut l’astiquer au-delà du nécessaire, il faut le cacher, le modifier, il faut avoir honte de tout ce qu’il secrète (urine, selles, glaires, sécrétions sexuelles, pus…), tout en lui est sale, sauf peut-être le sang qui est à l’occasion un outil d’expiation. Un corps propre, digne d’être respecté, serait dès lors un corps impropre à la vie, débarrassé de ses fluides vitaux. Et de ses poils.
Parlons peu, parlons bien : aucune justification de l’épilation ne tient. Il ne reste que la haine du corps.
La défiance toute particulière, intégrée aussi bien par les hommes que par les femmes, vis-à-vis du corps féminin n’est pas non plus une nouveauté et ce n’est pas un hasard si la dictature de l’épilation s’attaque en priorité à cette moitié de l’humanité. Il n’est pas étonnant non plus qu’elle semble vouloir s’étendre à l’autre moitié, tout doucement. Reste que cette forme d’oppression (et d’auto-oppression par le mécanisme décrit plus haut) est un solide résidu d’anti-féminisme, étonnamment négligé, voire nié. Et ce d’autant plus qu’il y a peu de place pour la résistance, la rébellion, car si quelques résistances peuvent se faire dans le champ du privé, l’apparence que l’on donne à son corps ne relève bizarrement pas du domaine privé, du choix personnel indiscutable. Les femmes qui ont décidé malgré tout de résister en savent quelque chose, il faut avoir les nerfs solides pour ignorer les attaques et, si l’on en a le courage, faire de la pédagogie en retour. Aujourd’hui, laisser ses poils en paix n’est pas un choix, c’est un acte militant, malheureusement.
Et pourtant, mon corps est une machine de vie et de plaisir. Je suis mon corps et j’aimerais enfin renoncer aux dernières luttes que je mène contre lui, contre moi. Mon corps est aussi la seule propriété que je puisse décemment revendiquer. Que je veuille le décorer, le bichonner, le tatouer, le lacérer, l’explorer, le montrer, le partager, le titiller, le faire exulter, puisque tel est mon bon plaisir, personne ne devrait avoir son mot à dire. Sur 2.0, l’atteinte à la propriété du corps est une offense condamnable et l’épilation est tout naturellement remisée au rang des automutilations, pour les amateurs. En attendant, sur terre, si ces messieurs dames voulaient bien prendre quelques minutes pour enfin réfléchir à la question en laissant de côté leurs idées reçues (ou en s’en débarrassant sur le site du MIEL), nous pourrions peut-être nous mitonner un petit corps… au poil !** Et pourquoi pas ?
* Les idées reçues sur les vertus hygiéniques de l’épilation, ainsi que tous les autres aspects effleurés dans cette chronique, et bien d’autres, sont abordés de façon détaillée et argumentée sur les pages d’un site Internet dont je ne saurais trop recommander la lecture : http://www.ecologielibidinale.org/fr/miel-etesansepilation-fr.htm
** Pardon, je n’ai pas pu résister…