Que de précautions rhétoriques !
L’excès nuit, et parfois tue. Et vous savez quoi ? C’est vrai. Du plus vital au plus accessoire, l’abus nuit. L’abus d’alcool peut entraîner une cirrhose ; l’abus de sport peut vous bousiller les articulations ; l’abus de nourriture rend obèse, avec les risques associés ; des soldats sont morts d’avoir bu trop d’eau trop vite et la potomanie est une pathologie, pas un goût ; les médicaments qui nous soignent peuvent nous tuer (puisque, comme le formulait ce cher Paracelse il y a un demi millénaire, ce qui sépare le médicament du poison, c’est la dose) ; même l’air que nous respirons, en cas d’excès (hyperventilation), peut avoir des effets considérables sur notre état de santé. Nous pourrions remplir un livre entier d’exemples de ce genre et tous mèneront à la même conclusion : celle de Paracelse. C’est une bête question de survie, il y a des seuils de tolérance à ne pas dépasser sous peine de conséquences délétères. Sur tous les sujets, il se trouve quelques illuminés pour proférer des absurdités mais je ne crois pas qu’il y ait de sérieuses contestations sur cette question-là.
Alors, je voudrais que l’on m’explique… Si c’est à ce point une affaire de pur bon sens, pourquoi toutes ces précautions de langage, partout, tout le temps ? Est-ce que l’on refuse juste de faire confiance à l’individu en le matraquant de rappels à la prudence ? Ou est-ce que le prêche de la modération a un autre sens, sous couvert de bienveillance ?
D’une part, prendre ses auditeurs pour des imbéciles a, me semble-t-il, rarement pour effet de les inciter à l’intelligence. D’autre part, que de temps et d’énergie sacrifiés à prendre des pincettes, à rassurer l’auditoire sur ses intentions, à réaffirmer des évidences.
Nous vantons les mérites d’un bon vin mais non, non, nous ne vous incitons pas à l’autodestruction, alors attention, les enfants, n’abusez pas des bonnes choses. Sans blague ? ? Degré zéro de la réflexion.
En mauvais esprit que je suis, je ne peux m’empêcher de penser que cette atmosphère prophylactique a une autre raison d’être. Personnellement, je n’ai nul besoin que l’on me rappelle les méfaits de la cuite. Par contre, les mises en garde omniprésentes, avant même que j’aie touché le moindre verre, avec la plus bienséante des modérations, ont comme tendance à me saper le plaisir d’avance. Il y a une différence entre boire son verre en ayant besoin de se rassurer (bon, ça va, je suis modéré) et le boire avec délectation sans se surveiller parce que la modération est une évidence acquise (ou que l’on va vite acquérir !). Et je pense que le climat de méfiance, envers notre propre bon sens notamment, envers le plaisir en général, est assez symptomatique d’une époque mortifère qui n’ose plus rechercher le bonheur avec audace et se retranche dans une sorte d’ataraxie malhonnête à laquelle elle n’a même pas le mérite de croire un peu (car plutôt motivée par la peur de la mort, la défiance envers les plaisir, la chair, et non par la recherche d’un équilibre et d’un bien-être).
La modération de la chair trouve en outre un écho étrange dans les précautions intellectuelles. On observe le même abêtissement à force de pré-cautions (littéralement, prudence préalable). Là où, il y a quelques décennies, un Desproges pouvait encore manier somptueusement l’ironie et le second degré pour faire réfléchir, on verra aujourd’hui le public pousser des « oh » et des « ah » d’indignation à la moindre manifestation d’humour noir. Pourtant, humour noir, ironie et second degré sont autant de moyens de dire « je sais que vous êtes assez intelligents pour distinguer le vrai du faux, pour le reste vous tirerez vos propres conclusions ».
Là encore, non seulement les précautions reviennent à prendre les gens pour des imbéciles et à les encourager dans la bêtise et la paresse intellectuelle, mais c’est aussi une perte de temps déplorable… ce temps passé à se prémunir contre les accusations de mal-pensance est perdu pour la réflexion, l’approfondissement du propos, l’audace du raisonnement.
Preuve par l’exemple : j’ai perdu ici même un plein paragraphe à concéder les effets néfastes des excès en tous genres. Je ne déroge pas à la règle, je me sens obligée de poser des préliminaires consensuels. J’ai toutefois la chance de pouvoir me permettre ensuite des développements sans limite de temps et d’espace, ce qui est rarement le cas dans le champ médiatique actuel.
Maintenant, si l’on essaie d’être un peu moins général, on peut noter que les précautions que je qualifie d’intellectuelles ne s’appliquent pas uniformément à tous les sujets. Une équipe de tournage venue faire la promo de son film de gangsters sur un plateau de télévision ne va pas perdre une demi-heure à rappeler au public que « tuer, c’est caca, faut pas faire, hein ! ». Les invités vont, espérons-le, prendre pour acquis le bon sens de chacun et se consacrer au contenu du film. Par contre, sur des sujets comme le racisme ou le féminisme, pour prendre deux exemples faciles, ce sera bien différent. Or si, avant de m’attaquer à une femme politique par exemple, je me sens obligé(e) de préciser que je ne suis pas misogyne, ce que je dis, au fond, c’est que la question de la misogynie est loin d’être réglée. Si elle l’était, je ne penserais même pas un instant que je m’attaque à une femme, je penserais simplement que je m’attaque à une personnalité politique. Il y a, je trouve, une certaine malhonnêteté à prétendre réaffirmer des valeurs alors qu’en réalité on ne fait que soulever, réaffirmer un problème sans se donner la peine de le traiter.
Abêtissement, bridage des réflexions de fond et malhonnêteté, voilà un panorama bien peu enthousiasmant, non ? Heureusement, sur la planète 2.0, les choses sont bien différentes : l’information (nécessaire à la prévention des risques) est largement disponible, à sa place, pour ce qui est des abus matériels. Ensuite, pour le citoyen informé, la modération est une affaire privée. Et pour ce qui est des « abus immatériels » (ceux appelant à la modération verbale, donc), on ne s’encombre plus de précautions rhétoriques à tout-va et l’on a compris que l’ironie, en faisant confiance à l’intelligence, est le meilleur stimulant de la pensée, bien plus efficace que toutes les prémunitions mollement idéologiques, alors on en use et… on en abuse ! Sans modération, oui, et pourquoi pas ?