Le corps humain est une machine formidable. Parmi ses nombreuses facultés, il en est une qui est particulièrement fascinante : la capacité à faire abstraction des nuisances.
Entrez dans une pièce où ronronne un néon. Votre cerveau vous informera qu’un néon est allumé. Passez-y deux heures. Votre cerveau ne vous parlera plus du bourdonnement électrique. Parce qu’il a mieux à faire que de se polluer avec une information non évolutive, parce que vos sens finiraient par être irrités s’ils se fixaient sur cette information, parce que vous n’avez pas de néon de rechange sous la main.
Autre exemple, tout citadin a déjà remarqué, en rentrant d’un week-end au vert, que l’air de sa ville ne sentait pas les aiguilles de pin ou la fleur des champs. Certains esprits pervers disent préférer les pots d’échappement à tout autre parfum. Chacun ses vices. Ce qui est certain, c’est que tous sans exception, que l’on aime les douces effluves urbaines ou non, auront complètement oublié cette perception ponctuelle quelques heures à peine après le retour au bitume.
On s’habitue, on oublie, on fait abstraction. Tous nos sens fonctionnent ainsi. Quoi qu’en réalité les sens n’y soient pour rien. C’est le centre de commandes, là haut, qui refoulent les informations fournies par eux, les trie et juge s’il est utile ou non d’en tenir compte. Bien obligé. Sinon, nous serions submergés d’informations en permanence. Ce qui persiste de façon inchangée finit par être ignoré. C’est une règle.
À moins, me direz-vous, que la nuisance soit impossible à ignorer. Le marteau-piqueur sous votre fenêtre, l’odeur d’égout qui refoule, la chemise rose bonbon de votre voisin de bureau… c’est là que c’est drôle. Tout cela est de la plus grande subjectivité. Nous aurions du mal à concevoir, et encore plus à supporter, la puanteur des villes à l’époque où ordures et pots de chambre étaient joyeusement déversés sur la chaussée. Probablement que les citadins de l’époque auraient eu du mal à tenir deux minutes dans la nuée des gaz d’échappement que nous connaissons aujourd’hui. Tout ça pour dire ? Qu’on s’habitue à presque tout, mais que cela a un prix dont nous n’avons généralement pas conscience. En ignorant une nuisance, on cesse de s’en protéger – plus grave, on cesse même d’avoir envie de s’en protéger – et d’être vigilant quant aux effets qu’elle peut avoir sur nous.
Or, elle nuit, la nuisance. C’est un peu son boulot. Elle affecte le bien-être de l’individu, donc par extension, celui des sociétés, parce qu’un individu mal embouché sera moins disposé à donner le sourire à son voisin.
Le problème, maintenant, c’est que les nuisances auxquelles personne n’a plus envie de chercher des noises, elles prennent leurs aises. Et elles s’enracinent. Elles deviennent des effets collatéraux, on fait avec.
Si aujourd’hui, on commence à réagir contre un certain nombre de pollutions, c’est uniquement parce qu’on prend conscience que notre biotope est en train de faner et que, petites bêtes que nous sommes, nous ne pouvons pas nous en passer, de ce biotope. Ce n’est pas parce que la pollution nous gêne. Les écolos n’étaient pas follement à la mode avant la grande prise de conscience environnementale. Si le pétrole coulait en abondance, si l’ozone n’était pas troué, si le thermomètre ne faisait pas de l’escalade, et j’en passe, nous aurions trois bagnoles par foyer, des autoroutes à gogo, et les quelques râleurs qui ont les naseaux un peu irrités n’auraient qu’à aller élever des chèvres dans la montagne, au grand air, et foutre la paix aux amateurs de CO2 comme au bon vieux temps !
Bien sûr, avec le drame écologique que nous vivons, la question ne se pose plus dans les mêmes termes. Mais pourquoi ne pas profiter de la triste aubaine pour rééduquer nos sens et nos cerveaux ?
Nous pouvons ouvrir les écoutilles, être plus attentifs à toutes les stimulations sensorielles, ne pas les nier par défaut, puis, conscients de la perception, ne pas nous résigner. Nous mettre en colère, nous vouloir du bien. Parce que ceci a forcément un impact sur tous nos petits choix du quotidien et parce que les politiques et les industriels sont très attentifs à nos petits choix, surtout quand ils deviennent ceux du plus grand nombre.
Ça n’a l’air de rien, mais de minuscules changements d’attitude de ce type peuvent avoir sur la durée des conséquences considérables. Il ne s’agit pas seulement de ne pas accepter, penauds, les nuisances évidentes, il s’agit aussi de faire attention à celles qu’on ne remarquait même plus. Ce n’est pas confortable, bien entendu, de s’imposer un exercice finalement déplaisant, mais en plus d’être un mal nécessaire, c’est aussi un moyen d’affiner ses sens de façon étonnante. Parce qu’en étant attentifs, à tout, on remarque aussi bien davantage l’odeur fraîche d’un vent hivernal, la lumière incroyable d’un crépuscule urbain, le clapotis poétique du fleuve sur les quais… et quel bonheur !
Oyons, humons, scrutons, palpons, militons pour le bien-être de nos sens, et souhaitons-nous bien du plaisir. Ah… et pourquoi pas ?