Il y a décidément quelque chose qui me chiffonne dans le concept d’innocence. Pas en général, non, mais dans l’usage qui en est fait dans deux cas bien précis : l’enfant innocent et l’innocente victime.
L’innocence de l’enfant…
Un enfant, c’est mignon, attendrissant, parfois pénible, parfois drôle, parfois bête, enfin un enfant, un peu comme un adulte, c’est beaucoup de choses. Je le sais, il se trouve que je fus moi-même enfant en mon temps. Mais… innocent ? Si les enfants sont innocents, de quoi sont donc coupables les adultes ? En d’autres termes, qu’est-ce qui distingue un enfant d’un adulte ?
Le temps passé. Et concrètement, si ce temps est mis à profit, l’adulte aura gagné des connaissances accumulées et, éventuellement, l’expérience d’une sexualité partagée. Tiens, voilà qui rappelle quelque chose… les fruits défendus ? Perdre son innocence en goûtant au fruit de la connaissance et au péché de chair ? L’innocence de l’enfant serait-elle donc un point de vue purement religieux, religieusement prosaïque ? En sommes-nous encore là… ?
Je me reporte alors à la définition « En rapport avec la conception chrétienne du péché » de mon dictionnaire : « Qui n’est pas souillé par le mal, le péché ; incapable de le commettre, par ignorance ; qui ne pense pas à mal ». Cette conception (sous-)entend que le bien est acquis et que le mal s’apprend. Ce que savent bien tous les parents, dont les charmantes têtes blondes ou brunes n’ont pas attendu pour dire « merci » qu’on les assomme de « Qu’est-ce qu’on dit à la dame ? » une dizaine de fois par jour pendant deux ou trois ans. Bien sûr. Les enfants sont naturellement, spontanément polis, bienveillants. Ils ne tapent pas, ne se moquent pas. Ils sont innocents du mal. Bien sûr.
Il y a certainement une ambiguïté sémantique dans la dualité de la définition. Car le dictionnaire oscille entre l’innocent qui ne fait pas de mal et celui qui est ignorant [des choses sexuelles, précise mon dictionnaire), pouvant laisser penser abusivement à un lien de causalité.
Bref. Il semble clair que « l’innocence » de l’enfant ne peut relever que de son ignorance. Et il est bien naturel d’être ignorant lorsque l’on fait ses premiers pas dans la vie. On ne peut pas savoir avant d’avoir appris. Reste que les seuls à considérer que l’ignorance est une vertu sont ceux qui veulent vous maintenir dans l’ignorance.
L’enfant est beaucoup de choses, oui, mais innocent, non.
L’innocence des victimes…
Mort d’une innocente victime. Comment se peut-il que nous ne soyons pas choqués d’entendre à longueur de journal d’information une telle hiérarchisation de la valeur des vies humaines, tout en nous prétendant pour beaucoup convaincus de la sacralité de la vie humaine ? Prosaïquement hypocrite. Aucun crime n’est tolérable mais certains seraient plus intolérables que d’autres ? Qu’il s’agisse de linguistique ou de logique, cela n’a aucun sens : la chose est tolérable ou ne l’est pas, ce vocable-là ne se décline pas par degrés. Si le crime est ne serait-ce qu’un peu moins « intolérable », c’est que quelque part nous sommes prêts à l’accepter, même un peu. Il n’est donc plus à proprement parler in-tolérable.
Et pourtant, dans l’esprit du plus grand nombre, le crime sera toujours plus dramatique si la victime est un enfant plutôt qu’un adulte, un « casier vierge » plutôt qu’un « criminel », un bon père de famille plutôt que… que quoi, d’ailleurs ?
Nous sommes dressés à ressentir intuitivement cette hiérarchisation de la valeur de la vie des individus. Mais, tant pis, au risque de recevoir les pires injures, je pose la question : en quoi sont-ils plus innocents ? En quoi le crime est-il plus odieux lorsqu’ils en sont les victimes ?
Le casier vierge…
L’imagerie de nos fictions (films, séries, romans…) nous donne d’infinies illustrations de ces scènes, où le présumé coupable a rarement le temps d’être jugé avant de se prendre une balle dans le front et où le spectateur est invité à en être soulagé, voire à s’en réjouir. Et les américains n’en ont pas le monopole. Pourtant, même si certains s’en désolent, la peine de mort a bien été abolie chez nous. Mais l’idée ne passe pas. Cette victime-là n’est pas innocente de sa propre mort, elle n’est même pas une victime. La peine de mort n’a pas été abolie dans les esprits.
Le bon père de famille…
La valeur d’une vie se jauge-t-elle à l’aune du nombre de personnes qui la regretteront ? La perte d’un père est-elle plus destructrice que la perte d’un frère, d’un meilleur ami, d’un amour fou… ? Le crime est-il plus intolérable si la victime avait plus de followers sur son réseau social favori ? Conception socialement prosaïque de l’innocence. Si vous n’êtes pas bien moulé dans les règles morales de votre société, vous êtes un peu moins innocent des crimes commis contre vous.
L’enfant…
Quand l’enfant innocent devient une innocente victime. Doublon gagnant. Pourquoi le crime est-il plus odieux ?
Parce que l’enfant n’a pas eu encore le temps de vivre sa vie, de multiplier les expériences ? Ce serait le « meurtre des potentialités ». Point de vue moralement prosaïque, s’il en est. Notre valeur diminuerait-elle à mesure que diminue notre « reste à vivre » ?
Parce que le crime vise un être qui n’a pas eu le temps d’accomplir sa mission vis-à-vis de l’espèce : se reproduire. Point de vue biologiquement prosaïque, d’aucun dirait abominablement cynique. Poussons donc le cynisme à son comble : un être qui ne peut ou ne veut pas se reproduire peut-il être sacrifié ? Un enfant voué à mourir d’une maladie incurable avant la puberté peut-il être sacrifié avant terme ?
Toutes ces questions provocatrices n’appellent pas de réponses, bien entendu. Elles visent uniquement à révéler l’absurdité des arguments de hiérarchisation des victimes.
Sur la planète 2.0, la soi-disant « innocence » d’une victime ne saurait constituer une circonstance aggravante, que ce soit dans les esprits ou devant la justice, car la victime a par essence été victime parce qu’impuissante à se défendre, en raison de sa faiblesse physique, mentale, ou même parce qu’elle a été prise par surprise, ou pour toute autre raison. La vulnérabilité justifie que l’on protège a priori, certainement pas que l’on s’offusque davantage a posteriori. Toutes les victimes sont innocentes.
Quant aux enfants, sur 2.0, nous savons qu’ils sont globalement plus ignorants, nécessairement plus vulnérables. Et de la même façon, il convient de les protéger davantage. Pour autant, le crime contre un adulte n’est pas jugé plus tolérable, puisque si l’adulte en a été la victime, c’est que, pas plus qu’un enfant, il n’a pu s’en défendre. L’idée vous dérange… ? Je comprends. Il faut un temps pour se départir de ses vieux réflexes idéologiques. Mais une vie est une vie, l’idée est belle aussi.
Et pourquoi pas ?