Justice, folie et libre arbitre


« Il n’y a ni crime ni délit si le sujet était en état de démence au moment des faits ou lorsque le sujet est contraint par une force à laquelle il n’a pu résister » (article 64 du Code pénal de 1810)

« N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant “aboli” son discernement ou le contrôle de ses actes »
(réforme de 1992, article 122-1 du Code pénal)

« La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. » (alinea 2 de l’article 122-1)

Le remplacement de la « démence » par le « trouble psychique ou neuropsychique » correspond à l’évolution (l’apparition) des connaissances et de la terminologie psycho-psychiatriques. La suite est nettement moins « scientifique » : « contraint par une force à laquelle il n’a pu résister » pourrait se traduire par « contraint par ses déterminismes » ; de l’autre côté, « ayant aboli son discernement » pourrait se traduire par « ayant supprimé totalement son libre arbitre ». Certains pourraient être tentés d’y voir une simple inversion de point de vue sans grande conséquence (du type verre à moitié plein/à moitié vide). C’est vouloir nier qu’un verre à moitié plein n’a pas les mêmes effets qu’un verre à moitié vide. La connotation, le point de vue, n’est pas une figure stylistique, mais l’essence d’une vision du monde.*

La subtilité réside peut-être dans le « totalement » implicite de l’abolition. En effet, des déterminismes peuvent nous contraindre sans anéantir en totalité notre libre arbitre. Mais l’idée passe mal. Ainsi, les proches des victimes ont souvent du mal à admettre l’existence de déterminismes chez une personne qui par ailleurs exerce des choix apparemment libres.

Au cas où nous n’aurions pas compris, la loi enfonce le clou : l’alinéa 2 du nouvel article vient ainsi nous expliquer que si le discernement est seulement « altéré », et non totalement aboli, la personne « demeure punissable ».**

Les choses sont claires : il y a le fou, celui qui rentre dans les cases de la classification psychiatrique, inconscient du bien et du mal (dur à admettre pour certains proches mais relativement bien établi dans la pratique judiciaire) ; il y a le perturbé, incomplètement mais suffisamment conscient du bien et du mal pour que l’on puisse estimer qu’il avait « un peu » le choix ; et puis, il y a le pur malveillant, parfaitement conscient du bien et du mal, qui avait indéniablement le choix et a fait le mauvais (avec ou sans circonstances atténuantes).

Les proches, tout à leur désarroi et leur désir de vengeance, voudraient souvent abolir la notion même d’irresponsabilité. La justice, armé de son devoir de recul et d’apaisement, résiste mais aimerait pouvoir cloisonner solidement ces catégories afin de légitimer sa tâche et, peut-être, de soulager sa « conscience ». Lorsque la psychiatrie lui en donne le pouvoir (trouble psychique « bien caractérisé », type schizophrénie), la justice peut y aller sans trembler. Mais dans tous les autres cas, et ils sont nombreux, où la psychiatrie bredouille des expertises mal assurées, encombrées de dilemmes moraux, la justice se trouve bien mal à l’aise… elle bricole, en équilibre précaire entre exégèse des textes légaux et intime conviction, sans oublier les enjeux politiques, au sens large.

Mal à l’aise ? Et pour cause : les questions en jeu dépassent sans doute les compétences de la justice et de la psychiatrie réunies. Qu’est-ce que le discernement ? Qu’est-ce que le bien et le mal ? Et même, qu’est-ce qu’un trouble psychique ? Qu’est-ce que la responsabilité ? Qu’est-ce que la culpabilité ? Peut-on être jugé responsable de ce que des déterminismes multifactoriels (y compris non psychiatriques) nous amènent à faire ? Enfin, la justice peut-elle être injuste au nom de la protection de la société ?

Sur la planète 2.0 se sont tenus des états généraux sur chacune de ces questions***, jugées indissociables de la question globale, justice et folie. Les états généraux se sont conclus sur la déclaration suivante :

Préliminaire : La justice, qu’elle soit humaine ou divine d’ailleurs, a besoin de croire en un libre arbitre absolu pour légitimer son action (son action consistant à condamner, moralement, à punir une intention, il faut qu’il y ait une intention libre). La justice humaine se trouve bien obligée, aujourd’hui, de convenir de l’existence de déterminismes, pourvu qu’ils soient absolus, incontestables, envahissants ; elle ne peut s’accommoder de déterminismes complexes, multifactoriels, subtils. La justice ne peut condamner que le mauvais usage du libre arbitre. Face à l’assujettissement aux déterminismes, elle ne peut que renvoyer vers une tentative de soin, d’éducation, de rééducation et/ou en dernier ressort (théoriquement) d’isolement à des fins de protection de la société.

 Attendu que… le champ et la portée des déterminismes tendent à être très largement sous-estimés ;

Attendu que… l’action purement punitive de la justice a fait très largement la preuve de son inefficacité, sans même parler de son absurdité morale ;

Attendu que… la folie ne peut plus faire l’objet d’une définition exclusivement qualitative (fou/pas fou) et doit être soumise à une description quantitative, contextuelle, interconnectée, humble ;

 Conclusion : La question du libre arbitre en matière de justice est désormais considérée comme nulle et non avenue sur 2.0 ; tous les accusés bénéficieront d’une analyse des hypothèses sur les facteurs déterminants ; les peines d’incarcération pénitentiaire seront rigoureusement prohibées ; les tribunaux prescriront, en s’appuyant sur l’analyse suscitée, des mesures de justice rationnelles, pouvant inclure des soins médicaux, des prises en charge éducatives, des accompagnements sociaux, psychologiques, qui pourront s’accompagner d’un internement thérapeutique si nécessaire pour protéger la société, ainsi qu’un ensemble de mesures à détailler dans le code de justice, mais qui, en toute circonstance, devront exclure toute intention de revanche morale, de punition exemplaire, de cruauté sadique.

Un fou qui n’est pas traité ne risque pas de voir son état s’améliorer spontanément. Qui oserait dire le contraire ? Une société qui ne traite pas sa propre part de folie ne risque pas de voir son état s’améliorer spontanément. Une société qui refuse de voir sa propre part de folie ne risque pas de la traiter. Or nous en sommes là : le nombre des « jugés fous à soigner » a diminué de moitié, tandis que le nombre des « jugés un peu dérangés à punir » a explosé. Finalement, la complexification de la graduation de la folie n’est-elle pas un simple prétexte pour soigner moins et punir plus ? Sur 2.0, nous avons décidé de supprimer cette catégorisation « fou/un peu fou/pas fou » pour nous intéresser au tableau des circonstances explicatives (et non atténuantes, terme déjà imprégné de jugement moral), car nous pensons que ce tableau recèle en lui-même l’ébauche des mesures curatives nécessaires. Ce ne sera pas simple, mais ce changement de paradigme a le mérite, comme tout changement de paradigme, d’ouvrir de nouvelles perspectives dans un domaine qui n’a de cesse de s’enliser dans ses échecs. Essayons au moins ce qui n’a jamais été tenté, et nous verrons… Et pourquoi pas ?

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* Si l’ajustement sémantique était sans conséquence, comment expliquer ceci : « Il s’en est suivi [de la réforme de 1992] très logiquement une diminution de 50 % des non lieux psychiatriques depuis 1942 et un accroissement exponentiel de « l’altération du discernement punissable ». » Et ceci : « Selon l’étude épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues en prison réalisée par F. Rouillon et coll., en 2006, 35 % des détenus présenteraient des troubles mentaux graves. À Fresnes, dans la maison d’arrêt des femmes, plus de 50 % des détenues présentent des troubles psychotiques graves. » (Cité d’après Marie-Hélène Doguet-Dziomba)

** En outre : « l’irresponsabilité pénale n’entraîne pas l’irresponsabilité civile. Un fou doit réparer les conséquences de ses actes et indemniser ses victimes (article 489-2 du Code civil) » (in Journal d’un avocat, Maître Eolas, http://www.maitre-eolas.fr/post/2005/03/29/102-irresponsabilite-penale)

*** Et chacune de ces questions fera l’objet de prochaines chroniques.

Note annexe : dans le texte de 1810, « il n’y a ni crime ni délit » pouvait laisser penser à tort aux proches ou autres « compatissants » que l’existence de l’acte per se était niée par l’ancien texte. En réalité, il y était dit que l’acte, réel, ne pouvait être qualifié de crime/délit. Au moins ces personnes devraient-elles se réjouir de ce que le nouveau texte (« pas pénalement responsable ») ne prête plus à ce type d’interprétation affective sur l’existence de l’acte. L’acte a eu lieu, mais ne peut être jugé par la justice (« Dieu » pourra toujours s’en charger, ouf). Au fond, bonnet blanc et blanc bonnet. Ou perte d’un certain sens de la subtilité de la langue…

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