L’individualisme, crime de lèse-société


individualité individualismeCinq définitions de cet ISME-là dans mon dictionnaire chéri :

« Toute théorie ou tendance qui fait prévaloir l’individu sur toutes les autres formes de réalité, et qui lui décerne le plus haut degré de valeur. »
« Pol. Idéal politique qui accorde le maximum d’importance à l’individu, à l’initiative privée et réduit le rôle de l’État au minimum ou même à rien. »
« Sociol. Doctrine qui met l’accent sur le développement des droits et des responsabilités de l’individu, estimant que l’État et les institutions sociales ne sont là que pour le bien des individus. »
« Péj. Tendance à s’affranchir de toute obligation de solidarité, à ne vivre que pour soi. »
« Comportement, esprit d’indépendance, d’autonomie ; tendance à l’affirmation personnelle ou à l’expression originale. »

L’interprétation péjorative faite par l’usage de nos bonnes vieilles locutions (et sa capacité à s’imposer comme seule interprétation possible) est généralement l’œuvre des détracteurs d’un concept initialement non connoté. Il est intéressant d’ailleurs de noter que sur les cinq définitions proposées, une seule correspond à l’emploi quasi exclusif qui est fait aujourd’hui du terme dans les médias et autres cafés du commerce, dans les dîners et parfois même dans la bouche des grands penseurs du jour. L’individualisme est la plaie de notre société, nous sommes des monstres d’individualisme… bla bla bla. Nous pourrions même jeter aux ordures toutes les définitions un peu plus affinées du mot, puisqu’à présent il est tout bêtement interchangeable avec celui d’égoïsme. Être individualiste, c’est penser à soi, uniquement à soi, au détriment des autres. Peu importe la vérité historico-linguistique. Et peu importe qu’au passage on en vienne à associer le radical distinctement audible du mot (« individu », un être dans toute sa singularité) à une notion calomnieuse (l’égoïsme, une malveillance de l’ego).

La masse serait (devenue) garantie de partage, de générosité, de souci altruiste ; l’individu serait (devenu) négation des autres par affirmation de soi.

L’histoire est pleine de cette affirmation et de cette volonté d’assujettir les singularités, d’annihiler les individualités au nom du bien commun. Les religions se sont attachées de tout temps à rassembler en troupeau leurs brebis et à condamner les moutons noirs qui voudraient penser par eux-mêmes. Les régimes politiques, à des degrés divers, parfois extrêmes, ont imposé leurs visions collectiv(ist)es.* Et si les règles ne vous apportent pas le bonheur, consolez-vous : au moins participez-vous au bien-être de la société. Dites-moi, qu’est-ce qu’une société heureuse, si ce n’est pas la somme de citoyens heureux dans le plus grand nombre possible ? L’économie, aujourd’hui, prend le relais de la politique. Votre pays est riche, soyez contents. Et si la richesse des individus n’est que le privilège d’une minorité, rien de grave, puisque l’on vous dit que votre pays est riche. Votre entreprise, idem. Votre famille, idem. À toutes les échelles, idem.

Pourvu que l’emballage se porte bien, qu’importe qu’une majorité de son contenu dépérisse.

Désir cynique d’une minorité de faire taire les cris des volontés individuelles de la majorité, susceptibles de mettre en péril l’assise de sa richesse et/donc de son pouvoir ? Aveuglement sincère, profondément crétin –pardon– chrétien, et conviction associée que rien de bon ne peut sortir de l’être humain qui recherche son bonheur par et pour lui-même ? Confusion de « bonne foi » (oxymore ?) entre l’entité qui regroupe et l’ensemble des individus qui composent ? Défense déshumanisée des systèmes contre une puissance, la somme des individualités, qui pourrait aisément les remettre en cause, voire les renverser ?** Un peu de tout ça ou tout autre chose ? J’aimerais pouvoir démonter l’origine de cette erreur persistante mais je me sens bizarrement impuissante à le faire. En partie par ignorance sans doute, en partie aussi parce que mon jugement est voilé par la colère, mon individualité étant trop occupée à s’insurger contre ce qu’elle ressent comme une violence incroyable faite à son épanouissement.

Sans décortiquer davantage les causes de la haine de l’individu, je prétends au moins sur la planète 2.0 réhabiliter ce pauvre hère. Non seulement il me semble clair que la masse, loin d’agir pour tous, agit contre chacun, qu’elle écrase l’individu, qu’elle l’entraîne dans un mouvement abêtissant et efface ses richesses, ses capacités à apporter au monde les subtilités de son être propre, mais je dis aussi que l’individualiste peut être généreux, très généreux. Un être autorisé à penser à lui et à rechercher son bonheur propre, libéré au passage de pas mal d’aigreurs, sera bien plus enclin à rechercher le bonheur de ceux qui l’entourent, ne serait-ce que pour son propre bien. Au diable l’altruisme ! Si le bonheur des autres est une conséquence accidentelle du mien et non le résultat d’actes de sainteté désintéressés… eh bien, ça me va !

L’individualisme n’est pas malveillant par nature. Nous l’apprenons assez tôt à l’école : ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. Si je peux chipoter, je dirais plutôt qu’elle s’arrête là où elle entre en conflit avec celle des autres, car nos libertés souvent se chevauchent, s’enchevêtrent, sans se contrarier mutuellement. Mais soit. Cette simple règle est un rempart bien suffisant, bien assez ancré chez tous ceux qui ne sont pas des « délinquants » affectifs ou sociaux, pour que l’individualisme ne puisse pas devenir synonyme de chaos et pour qu’il ait toute latitude de bâtir une société fonctionnelle, et au-delà.

Alors, pour le bien de tous et de chacun, redonnons ses lettres de noblesse à l’individu et à son ISME. Gardons méfiance face aux foules et défiance face à nos réflexes grégaires. Soyons uns pour mieux être plusieurs. Et pourquoi pas ?


* Une pensée pour la « fiction grammaticale » d’Arthur Koestler dans Le zéro et l’infini…

** Les systèmes n’ont pas de volonté propre, mais ils ont été élaborés pour durer. Tout système a été doté à sa conception (fut-elle progressive) de verrouillages de sécurité destinés à le protéger contre ce/ceux qui pourrait/pourraient le détruire. Abrutissement (foi, télévision, etc.), création d’une dépendance, répression, servitude volontaire, les moyens sont multiples.

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